Cannes 2012 : Corps meurtris, cœurs battants

 

Marion Cotillard dans De rouille et d'osLes écrans du Palais des festivals et de ses sections parallèles en auront accueilli, des corps malmenés, altérés ou déliquescents. Une large part des films sélectionnés cette année au 65e Festival de Cannes interrogent leur finitude, subite ou annoncée. Et dans la peau de ces êtres de chair à l’image figurés, des comédiens sublimes ont marqué les esprits par leur présence remarquable. Retour sur ces chocs cannois et sur leurs durables effets.

Il y eut, en préambule à une copieuse compétition, une image traumatisante. Celle d’une silhouette réduite de moitié, celle d’un corps délicat à la féminité brutalement confisquée : l’orque dressée de De rouille et d’os, bête colossale à la trajectoire accidentellement déviée, fait voler en éclats la vie de Stéphanie, désormais privée de ses jambes. L’impact visuel est à la mesure des performances numériques actuelles : immense et persistant. Jacques Audiard, dès lors, réhabilite le corps de son héroïne et le guide sur le chemin de la réconciliation. Au vérisme de ses images, s’adjoignent des éléments de mythologies convoquées – une canne, deux tatouages, des prothèses métalliques apparentes dessinent les contours hybrides d’une héroïne cousine des univers de Crash ou Robocob. C’est le cinéma, ses réminiscences, autant que sa rencontre avec un homme impulsif et sans codes qui la reconstruiront. Effets saisissants, beau film.

Fragments d’anatomie pulvérisée

Post Tenebras Lux, de Carlos ReygadasCette image inaugurale cédera la place à d’autres, frontales, elles aussi, mais à l’impact tout relatif. Un homme, de dos, s’arrache la tête avec les mains : Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas (prix de la mise en scène, contre toute attente) aura déclenché les rires excédés d’un parterre de journalistes ahuris face à la plus littérale « prise de tête » de l’histoire du septième art. Instant choc, mais sans résonance. D’autres carcasses connaîtront un sort guère plus enviable dans Cogan, la mort en douce, polar cynique d’Andrew Dominik, où un tueur à gages (Brad Pitt, statufié) nettoie ses victimes à bout portant et au ralenti, ou dans Des hommes sans loi de John Hillcoat : la baston, à l’heure de la prohibition, s’y élève au rang d’art national. Oubliable.

Souffrances profondes

Au delà des collines, de Cristian MungiuMais à ces gueules cassées, répondent des souffrances moins spectaculaires et bien plus bouleversantes. L’amoureuse exorcisée du magnifique Au delà des collines de Cristian Mungiu, sous la soutane imposée, vivra, elle aussi, un martyre. Au cœur d’un monastère orthodoxe niché sur des terres roumaines, elle partira en guerre contre l’obscurantisme, ses désirs en bandoulière. Le film raconte son combat passionnel, hors du temps, hors du monde. Et lorsqu’aux ténèbres répond la clarté, visuelle et sonore, du brillant final hors les murs, c’est tout l’élan vital renié jusqu’alors qui jaillit au grand jour. Quel effet ! C’est qu’on aura retenu notre souffle, quotidiennement ou presque, lors de cette édition. Nous aurons fréquenté ténèbres et souterrains, des heures durant – Carax et son errance nocturne, Reygadas et ses fantasmes floutés, Vinterberg et son cauchemar éveillé, Haneke et son temps suspendu.
Leurs films parlent, aussi, de ce qui a été et qui n’est plus – un certain cinéma aujourd’hui disparu dans Holy Motors de Leos Carax, une calomnie et ce qu’elle emporte sur son passage dans La Chasse de Thomas Vinterberg, une vie évanouie dans Amour de Michael Haneke. Les corps qui s’y meuvent portent la marque durable de cet avant-après.

Corps en mélancolie

Margarete Tiesel dans Paradis : AmourIls sont bouleversants, ces corps marqués par le temps qui passe. Ceux de Jean-Louis Trintignant et d’Emmanuelle Riva, qui n’aura eu cesse de clamer, de conférence en entretiens, jusque sur la scène de la salle Lumière à l’heure de la juste victoire, sa joie profonde à incarner Anne, sous la caméra sensible et respectueuse de Michael Haneke. Les regards croisés et les voix tissées de leurs personnages racontent, avec pudeur et intensité combinées, cet éternel amour à l’heure où les corps, de fait, se séparent. Une pareille présence, une pareille audace, sont inoubliables.
Il y eut aussi, pathétiques et rageurs, ces corps difformes de femmes désertées par leur jeunesse dans Paradis : amour d’Ulrich Seidl. Instants d’effroi : lorsque valsent, dans la moiteur d’un exotisme visité (le Kenya et son tourisme sexuel), le racisme éhonté et le désir d’un frisson qui se dérobe à lui-même.
La jeunesse évadée, aussi, s’invite chez Noémie Lvovsky qui revisite son adolescence avec grâce dans Camille redouble (sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs). Son goût du fantasque la propulse, sous ses traits actuels de quadra, à l’époque de ses 16 ans. Une Alice au pays d’antan qui, dans un vertige, retrouvera ses parents disparus et son grand amour, avant le naufrage. Celle que les cinéastes confrontent aujourd’hui, en tant qu’actrice, aux corps graciles de comédiennes juvéniles (L’Apollonide, 17 filles, Les Adieux à la reine), se joue avec tendresse de l’inexorable. Elle exulte, burlesque et émouvante, et nous embarque avec joie dans sa folle traversée.

La réconciliation

Matthew McConaughey dans MudIl y eut donc aussi, au cœur de ces souffrances plurielles, de beaux instants d’exultation et d’épiphanie. Le corps mutilé de Stéphanie/Marion Cotillard à nouveau traversé par le désir dans De rouille et d’os, Melvil Poupaud en homme-femme aux prises avec sa métamorphose sexuelle dans le flamboyant film-fleuve de Xavier Dolan, Laurence Anyways. Ou la silhouette sculptée de Matthew McConaughey dans le tellurique Mud de Jeff Nichols. Le glamour bodybuildé fait la courte échelle à la faille sentimentale dans ce film magnifique où les hommes ont le cœur en berne. Ce fut le point d’orgue de la compétition, bel instant de réconciliation et puissant chant d’amour. Joli final pour un festival où l’intime et le spectaculaire, les ténèbres et la lumière se seront succédé tour à tour.