La prophétie ne s’était pas réalisée il y a trois ans lors de sa monumentale plongée au fin fond du microcosme carcéral. Peut-être Jacques Audiard trouvera-t-il cette année à Cannes des vents plus favorables ? Une chose est sûre : avec De rouille et d’os, son sixième long-métrage, le réalisateur français continue indiscutablement à s’imposer comme ce cinéaste hors norme, déroulant son univers tortueux aux personnages tourmentés. Des bêtes blessées aux parcours chaotiques qu’Audiard magnifie en les jetant, sans protection, dans l’arène d’un réel implacable et asphyxiant. Et en point de mire de ce nouvel opus, toujours cette Amérique qui le fascine tant. En l’occurrence, celle de l’écrivain Craig Davidson et de son recueil de nouvelles, Un goût de rouille et d’os, dont les pages ont nourri celles du scénario.
De rouille et d’os, c’est donc la rencontre singulière et improbable entre Ali, ce jeune père fauché et paumé, et Stéphanie, dresseuse d’orques au Marineland d’Antibes, une jeune femme séduisante et pleine d’assurance qui se retrouve en fauteuil, privée de ses deux jambes après un accident. C’est l’histoire de deux intimités mutilées, de deux corps outragés qui se débattent au cœur d’un monde moderne en déliquescence. C’est une histoire d’amour entre deux destins que Jacques Audiard jette à l’écran avec la violence tragique des films noirs et qu’il sublime par une esthétique visuelle âpre et sans atours.
Le travail de composition offert par les deux comédiens, Matthias Schoenaerts, cet acteur belge au physique massif révélé récemment dans l’excellent Bullhead (de Michael R. Roskam), et Marion Cotillard, que l’on retrouve enfin dans un véritable premier rôle, est tout simplement étourdissant d’authenticité. Lui dans la peau de cet Ali brutal et sauvage. Et elle dans celle d’une jeune femme qui pense avoir tout perdu mais qui devra pourtant apprendre à se reconstruire. Entre les mains d’Audiard, la môme aura su se défaire de son statut de poupée d’Hollywood pour nous offrir une interprétation tout en retenue. Il faudra un drame pour faire s’effondrer la carapace de ces deux-là qui s’efforçaient à dissimuler leur fragilité. Un accident qui les contraindra à lâcher prise. Elle, à accepter sa condition d’infirme. Lui, à laisser tomber ses gants de boxe et à se coucher avant de s’écrouler dans un ultime round qu’assurément il ne gagnera pas.
Comme à son habitude, le réalisateur français ne quitte pas ses héros d’une semelle, faisant du monde extérieur un écrin aux contours flous, mais dont il laisse deviner les teintes sombres et menaçantes. Notamment à travers le portrait de quelques personnages secondaires qu’Audiard prend le temps, comme toujours, de dessiner avec minutie et pertinence. A l’image d’Anna (Corinne Masiero), la sœur d’Ali qui l’accueille lui et son fils, Sam (Armand Verdure). Elle est caissière dans un supermarché, son mec est chauffeur routier. Dans le frigo s’entassent les yaourts périmés qu’elle ramène de son travail. Ou à l’image également de Martial (Bouli Lanners), ce barbu taciturne chargé par des managers d’entreprises de planquer des caméras de surveillance pour espionner les employés. C’est Martial encore qui initie Ali au monde interlope des combats clandestins, histoire de se faire un peu de fric. Bref, ce monde moderne est là, tout prêt, menaçant, écrasant.
Jacques Audiard est un maître artisan, construisant son récit comme un musicien couche ses notes sur sa partition. Retirant une note ici, en rajoutant une autre là. Quelques pauses, quelques silences. Et pour finir, un point d’orgue. Mais jamais d’arythmies. Une réalisation tranchante où chaque séquence, chaque plan, chaque cadre, chaque réplique semblent avoir été pensés dans les moindre détails. Avec une impression de facilité déconcertante, Audiard fait traverser à sa caméra et à ses acteurs un nombre incroyable de thématiques telles que le handicap, l’amour, la sexualité et plus généralement le rapport à la chair, mais aussi la différence, le regard de l’autre ou encore la solitude, l’abandon et la précarité. Autant de motifs que Jacques Audiard parvient à (con)tenir dans une seule et unique narration, intense et bouleversante. Le tout sans jamais nous donner la sensation de se perdre à trop vouloir en faire. Comme dans son Prophète, il évite le naufrage du traitement moralisateur ou complaisant, nous épargnant le couplet de l’apitoiement miséricordieux ou celui de la violence démonstrative. Rigoureux, un brin pudique, le cinéaste impose son rythme et ses distances – entre ses héros et leur environnement, entre ses héros et nous -, octroyant ainsi à son film toute l’harmonie et la délicatesse qu’il méritait. Et Audiard de rester l’une des figures les plus éclatantes du cinéma français contemporain.
De rouille et d’os de Jacques Audiard, avec Marion Cotillard, Matthias Schoenaerts, Bouli Lanners… France, 2012. Sortie le 16 mai 2012. En compétition au 65e Festival de Cannes.
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J’ai vu “De rouille et d’os”. J’ai beaucoup aimé. La bande son est très bonne elle aussi. Ah “State Trooper” de Springsteen dont le refrain (et prière) résume parfaitement l’esprit du film (“Please don’t stop me”). Le film ne tombe jamais dans le piège du pathos, l’interprétation est impeccable…
Encore un bon film oublié du palmarès de Cannes