Rencontre avec Harry Kümel

 

Les Lèvres rougesHarry Kümel a tourné neuf longs-métrages, mais le cinéaste belge de 80 ans a gagné son statut de réalisateur culte grâce à un film en particulier, Les Lèvres rouges, relecture toute personnelle de l’histoire de la comtesse Bathory version vampire, avec une Delphine Seyrig sulfureuse en diable. Un film présenté au Festival international du film fantastique de Gérardmer 2020 lors de la nouvelle édition de Rétromania. Tandis que le film va bientôt ressortir en version restaurée, rencontre avec son réalisateur.

Avez-vous été surpris de l’invitation du festival ?

Pas vraiment, car Les Lèvres rouges est assez connu dans le monde du fantastique et je suis souvent invité pour en parler dans de nombreux festivals. Cela dit, je ne connaissais pas celui de Gérardmer.

Quelle est la genèse des Lèvres rouges ?

J’avais déjà réalisé un premier long-métrage et des producteurs sont venus me voir pour me demander si je voulais bien faire un autre film, mais dans la veine fantastique, qui se vendait bien à l’époque. J’ai accepté et en me promenant à Bruxelles, j’ai vu un fascicule dédié à Elizabeth Bathory, la fameuse Comtesse sanglante. Je l’ai acheté, j’ai lu l’histoire de cette femme et tout de suite, j’ai voulu écrire quelque chose sur elle. Comme cela nécessitait beaucoup de fonds, de faire une reconstitution historique, on est plutôt partis sur l’idée qu’il s’agissait d’un vampire qui survit en se baignant dans le sang de jeunes vierges, pour rester éternellement jeune. Elle traverse le monde en compagnie de sa servante. Avec le producteur, nous avons écrit un synopsis très rapidement, qui a ensuite été envoyé au scénariste Jean Ferry, avec qui j’écrivais un autre film, Malpertuis. Un très grand scénariste. Il m’a envoyé un télégramme en me disant qu’il acceptait de collaborer sur ce film et qu’il voulait en faire les dialogues. Quelques mois plus tard, le film était vendu au Festival de Cannes. Cela se faisait très facilement et rapidement, à l’époque.

Pourquoi le choix de Delphine Seyrig ?

C’était la condition que j’avais émise pour faire ce film. Si l’on mettait une actrice de grand renom dans le rôle principal, cela prendrait de l’allure et donnerait une aura particulière au film. Ce qui a particulièrement réussi. Delphine était une amie d’Alain Resnais. Elle a accepté, car Resnais trouvait que le film se lisait comme une bande dessinée dont il raffolait. On s’est très bien entendus elle et moi, c’était très agréable de travailler avec elle. Les seuls qui ont des problèmes avec elle, ce sont les producteurs. Elle réclamait toujours son argent, elle considérait les producteurs comme des ennemis. C’était comme un réflexe naturel chez elle, très français.

Au moment de la sortie, est-ce que ce fut un choc ?

Il est d’abord sorti aux Etats-Unis, car il y avait un co-financier américain. Avec un sujet pareil, cela n’aurait pas pu se faire uniquement sur des fonds belge. Il est sorti à New York et a fait un malheur. Il est sorti avec un slogan qui donnait envie de le voir. C’est grâce à cela que le film est sorti ensuite en Belgique. Il y a eu des critiques qui l’ont trouvé scandaleux, mais globalement l’accueil était plutôt bon. J’étais d’ailleurs excessivement étonné moi-même. C’est même devenu un film culte ! Je le revois maintenant comme s’il était tourné par un autre. On n’était pas habitués à voir ce genre de film, mélangeant érotisme et fantastique, avec une actrice connue et une très belle photographie. Cela ne s’était jamais fait aussi explicitement. C’est ça qui avait fait de l’effet à l’époque.

Des réalisateurs se réclament-ils des Lèvres rouges ?

Oui, absolument ! C’est très flatteur ! Quand je consulte les pages anglophones sur Internet sur moi, je découvre plein de commentaires élogieux. On vient de restaurer le film en version haute définition, qui sortira bientôt et les techniciens venaient voir la restauration en trouvant qu’on ne faisait plus de films comme ça, avec une telle couleur, une telle photographie, comme si c’était nouveau. Un cinéma qui est bien fait reste intemporel. Je ne dis pas cela par nostalgie, mais je suis très heureux que le film vieillisse bien, qu’il tienne le coup, comme du bon vin.

Aviez-vous l’impression de faire quelque chose de précurseur à l’époque ?

Non, pas du tout ! Un réalisateur pour moi, c’est l’interprète d’un scénario. La mise en scène, c’est trouver des solutions d’images et de son pour des moments dramatiques. C’est tout. Il faut toujours étonner le spectateur. C’est ce que disait Hitchcock. C’est grâce à lui que j’ai voulu faire du cinéma. Le seul devoir d’un réalisateur, c’est d’étonner. Prenez récemment un film comme 1917 de Sam Mendes, l’étonnement est à chaque moment. Ce n’est pas le sujet qui fait le film, qui est ici classique. Mais la manière dont il est fait, le rend étonnant. Ce qui est important et fait durer les films, c’est leur facture, quel que soit le sujet. Le sujet n’est que le porte-manteau du film. Un film ne doit surtout pas refléter la réalité de tous les jours. Les films doivent être vus en salle, avec des êtres humains autour de soi.

Des réalisateurs vous surprennent-ils ?

Le film de genre est ce qu’il y a de plus intéressant de nos jours. Un film comme Parasite est un film fantastique dans tous les sens du terme. Les films les plus intéressants ne viennent plus d’Europe, mais de l’Asie, comme ceux de l’Inde, de la Corée du Sud, du Japon. Ce sont des grands films. La Russie commence à retrouver de l’intérêt petit à petit. La France a des problèmes avec le cinéma fantastique. Georges Franju, à qui on doit Les Yeux sans visage, est mort dans la pauvreté. Des cinéastes comme René Clément ont essayé de se mettre au genre et ont été assassinés par la critique de la Nouvelle Vague. Quand j’ai vu 2001, l’Odyssée de l’espace, j’avais été époustouflé, mais les critiques belges n’y avaient rien compris, parce qu’ils s’attachaient à l’histoire…

 
Les Lèvres rouges de Harry Kümel, avec Delphine Seyrig, John Karlen, Danielle Ouimet. Allemagne, Belgique, France, 1971.