La noirceur au bout des doigts
Un film, une séquence, un plan. Quand le cinéma donne aux mots l’envie de se faire du cinéma. Relecture de films, entre projections réelles et rêvées. Parce qu’on ne sort jamais vraiment intact d’une salle obscure.
Nous entrons de nuit dans le film, par une colline endormie. La ligne d’horizon est haute, les étoiles embrasent le ciel. Des chevaux immobiles, têtes baissées, paissent des touffes d’herbe. Cette prairie tranquille n’est qu’une vision voilée, fantasmée, l’antichambre d’un autre monde qui se situe à la lisière de cette nuit. Après-midi gris et moite, Bradford, ville du nord de l’Angleterre. Sa rase campagne ponctuée de pylônes électriques bruissants, ses déchets ravalés, traînant le long des trottoirs et absorbés par la végétation environnante, ses rues désertes, quelques habitants, prostrés. Des maisons vétustes collées les unes aux autres, comme pour contenir le peu de chaleur qui resterait à partager. C’est dans ce cadre qu’évoluent Arbor et Swifty, deux gamins laissés-pour-compte. Ils forment un duo d’oiseaux écorchés, qui fonctionnent comme deux pôles aimantés : Arbor, persistant dans des soubresauts vitaux, électrifié par sa colère et Swifty, qui recueille les heurts dans ses mains pour les apaiser. Sous le lit, endiablé, Arbor accepte de détendre le poing pour absorber la chaleur de Swifty. Il laisse la tendresse imbibante de Swifty le toucher. Allongés sur la moquette beige, ils s’immobilisent, Swifty a le regard profond de ses ascendants gitans. L’absorbant et l’absorbé. Quand l’un ne parvient plus à se soulever et que l’autre promet de tout supporter.
Sortis du système scolaire, les deux amis trouvent chez Kitten, marchand de ferraille, la possibilité de récupérer leurs vies laissées sur le bord de la route. Kitten rachète vieux frigos, machines à laver, voitures, vélos à celui qui les lui apporte. Arbor ne pense alors plus qu’à une chose : remplir ses poches de livres sterling en versant dans la décharge de Kitten les décombres de la ville. Munis d’une poussette, les deux compagnons vont arpenter les rues pour ramasser les rognures recrachées par la ville. Un soir, nous les suivons, vagabonds dans une ville déshumanisée, scrutant dans l’obscurité des hommes aux desseins douteux, qui déposent des câbles sur une voie ferrée, attendant qu’un train passe et les sectionne. Arbor réalise alors que la richesse n’est pas honnête fille. Délaissant ses casseroles glanées dans les bas-côtés, Kitten lui apprend à faire fondre la gaine noire des câbles volés dans des feux en campagne, à l’abri des regards. La tâche accomplie, Arbor passe la main sur le câble, enlève la suie. Le métal brille. Arbor se met à rêver du cuivre. Face au paysage, les mains sales, il se laisse bercer par le grésillement des lignes à haute tension. C’est à ce moment-là, dans le débordement frénétique des uns et des autres que le film nous fait vaciller entre envies avides grandissantes et saccades ténues d’humanité. Que reste-t-il des liens humains, une fois la gaine retirée ?
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Le Géant égoïste (The Selfish Giant) de Clio Barnard, avec Conner Chapman, Shaun Thomas, Sean Gilder… Angleterre, 2013. Présenté à la 45e Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Sortie le 18 décembre 2013.