Les Hauts de Hurlevent, d’Andrea Arnold

 

Les Hauts de Hurlevent d'Andrea ArnoldAu départ, il y a cette histoire fascinante et troublante écrite par Emily Brontë en 1845-1846. La jeune femme n’a alors que 27 ans et vit quasi recluse dans un presbytère à Haworth, dans le Yorkshire. Cette histoire c’est celle de la famille Earnshaw, un père et ses deux enfants, Cathy et Hindley, qui, retirés dans une ferme isolée au cœur des landes, voient leur paisible quotidien soudain troublé par l’irruption d’un jeune vagabond que M. Earnshaw a décidé de recueillir. “Un enfant malpropre, déguenillé, aux cheveux noirs”, écrit la jeune écrivaine. Il le baptise Heathcliff.

Les Hauts de Hurlevent est un livre “à la fois gothique, féministe, socialiste, sadomasochiste, freudien, incestueux, violent et viscéral”, explique la cinéaste britannique qui avait bien conscience dès le départ du caractère hasardeux de ce projet d’adaptation. “Un livre a un langage tellement différent d’un film, poursuit-elle, il est complet en tant que tel. Je me suis étonnée en me lançant dans cette adaptation.” Mais il faut croire que c’était plus fort qu’elle : après Albert Victor Bramble en 1920 (film muet), William Wyler en 1939 dont la version avec Laurence Olivier et Merle Oberon est considérée comme la plus réussie (… il y a pourtant à redire), après Luis Buñuel en 1954, Jacques Rivette en 1986 ou encore le Japonais Kiju Yoshida en 1988, Andrea Arnold a cédé à son tour au désir irrépressible de proposer “sa” vision du récit des Hauts de Hurlevent.

Celle qui, à travers ses deux premiers longs-métrages, Red Road et Fish Tank, nous avait habitués à ses univers urbains, s’inscrivant dans la dynamique d’un cinéma social contemporain, surprend ici tout son petit monde en offrant une œuvre absolument déconcertante, profitant de l’exercice dangereux que constitue l’”adaptation” pour se laisser aller à une expression artistique nouvelle et audacieuse, libérée de tout académisme (on est loin des Raisons et sentiments et autre Orgueil et préjugés). Et Andrea Arnold de confirmer, si c’était encore nécessaire, la nature singulière et géniale de son cinéma.

Les Hauts de Hurlevent d'Andrea ArnoldUne singularité que la réalisatrice a toujours affirmé dès son casting, en travaillant avec de jeunes comédiens débutants, voire non professionnels. Ainsi pour incarner son Heathcliff, a-t-elle jeté son dévolu sur un certain James Howson, inconnu du grand public, mais qui impose à l’écran une présence exceptionnelle, envoûtante. Après Kate Dickie dans Red Road (pour qui il s’agissait de son premier rôle au cinéma) et Katie Jarvis dans Fish Tank, ce James Howson vient entériner l’intuition géniale de la réalisatrice britannique lorsqu’il s’agit de choisir ses acteurs. Trois films, trois diamants. Pour interpréter Cathy, on retrouve la talentueuse Kaya Scodelario, vue dans la série Skins, d’une beauté diaphane et troublante. Et enfin, belle performance également de la part des deux jeunes acteurs Shannon Beer et Solomon Glave dans les rôles de Cathy et Heathcliff “enfants”, à qui Andrea Arnold, comme dans le livre, a souhaité donner une place importante, tout en respectant l’âge des personnages.

Si les adaptations précédentes s’étaient essentiellement évertuées à dépeindre le roman sous les traits de la seule passion romantique entre Cathy et Heathcliff, Les Hauts de Hurlevent d’Andrea Arnold témoigne d’une interprétation très personnelle mais finalement bien plus en accord avec la dimension exceptionnelle des êtres et des mœurs décrits par la romancière. Comme le livre, le film est tragique, sombre et cruel. Comme le livre, le film est une histoire de violence, de force et de faiblesse. L’histoire d’une obsession brûlante. Celle, notamment, du jeune Heathcliff, dont Arnold a choisi de faire son unique prisme de lecture. En cela, la réalisatrice prend ses distances par rapport au roman, boycottant bon nombre de protagonistes. Mais elle parvient à condenser dans ce seul personnage toute la force narrative et la complexité des sentiments qui traversent l’œuvre de Brontë. Et à travers lui, Andrea Arnold semble remonter des mots à la plume, de la plume à la main qui la tient, jusqu’à pénétrer l’âme de celle qui a couché les lignes sur le papier. Pour la cinéaste, “Emily Brontë est Heathcliff.”

Les Hauts de Hurlevent d'Andrea ArnoldOn retrouve effectivement dans la réalisation d’Arnold le portrait de celle que l’on a décrite comme une jeune femme solitaire, à la nature farouche et impétueuse. Une réalisation trouble hantée par une certaine folie, sensuelle et sensorielle, où la cinéaste nous lance au visage une nature justement omniprésente, brutale et bouillonnante, à l’image de la fureur qui habite le personnage d’Heathcliff. Des extérieurs à l’atmosphère brumeuse, à la teinte bleutée, glaciale et tranchante. Des intérieurs tout juste éclairés où l’on devine à peine les silhouettes qui se dessinent dans un contre-jour ou le halo d’une bougie. La caméra tient à peine sur l’épaule, emportée par une furie indomptable. Dans la veine d’un Tarkovski ou d’un Terrence Malick, Arnold s’attache aux détails. Au tumulte du vent. Aux courses folles d’un chien dans la boue. Au parcours semé d’embuches d’un insecte sur un morceau d’écorce. Au souffle haletant d’un cheval. A la branche d’un arbre qui cogne sur le carreau d’une fenêtre. Au bruit de l’eau qui tombe ou qui s’écoule. Un jeu de sons et lumières oppressant à travers lequel la réalisatrice donne forme au sentiment intense qu’éprouve secrètement cet orphelin mystérieux et sauvage pour cette jeune Cathy intrépide et cabocharde. Une façon également de nous confronter aux violences cinglantes qu’il encaisse sans sourciller, mais qui façonnent peu à peu son désir de vengeance. Car Arnold ne perd effectivement jamais de vue que ce roman est avant tout l’histoire de la vengeance d’Heathcliff, implacable et diabolique, à l’encontre de tous ceux qui l’ont rejeté et méprisé.

Déconcertés, les ayatollahs du roman crieront peut-être au blasphème devant cette interprétation insolite offerte par la cinéaste britannique. Pourtant, rarement aura-t-on vu un si bel exemple de ce que doit être une adaptation cinématographique. Arnold s’est efforcée de retranscrire non pas le livre mais les émotions intenses qu’il lui a procurées. Plus qu’une adaptation, Les Hauts de Hurlevent d’Andrea Arnold apparaît comme une confidence humble et profonde, comme un témoignage plein d’admiration pour une romancière d’exception. Un film avec lequel la cinéaste parvient à toucher à l’essence même du roman et à l’intimité de sa créatrice.

 
Les Hauts de Hurlevent d’Andrea Arnold, avec Kaya Scodelario, James Howson, Solomon Glave, Shannon Beer, Steve Evets… Angleterre, 2012. Sortie le 5 décembre 2012. Sortie DVD le 17 avril 2013.