Rencontre avec Clio Barnard

 

Le Géant égoïste, de Clio BarnardLe Géant égoïste est une nouvelle d’Oscar Wilde – on le voit d’ailleurs la raconter à ses enfants dans le biopic de Brian Gilbert, Oscar Wilde – dans laquelle un géant (égoïste, donc) veut garder son jardin pour lui tout seul, et en interdit l’accès aux enfants. Et le jardin, qui n’est plus exploré par ces joyeux drilles, dépérit. Le Géant égoïste, version Clio Barnard, c’est l’histoire de deux gamins, Arbor et Swifty, exclus de l’école, qui tentent de se débrouiller dans le nord de l’Angleterre en ramassant de la ferraille à droite, à gauche pour la revendre à Kitten, trop heureux de pouvoir exploiter ces gamins qui n’ont peur de rien. Un film dans la grande tradition du réalisme social britannique, porté par deux gamins inoubliables.

En France, l’histoire du Géant égoïste par Oscar Wilde est peu connue. Pouvez-vous nous en dire plus ?

C’est une très courte nouvelle, qui doit faire quatre pages. Mais c’était surtout un point de départ pour le film, ce n’est pas une adaptation. Ca parle des valeurs qui se perdent quand on exclut les enfants, et c’est aussi sur la force de l’amour. Le fait de prendre une histoire victorienne sur les enfants pour parler d’enfants d’aujourd’hui métaphoriquement exclus semblait incongru. C’est une sorte de provocation de partir d’enfants qui pourraient être idéalisés pour nous rappeler que d’autres peuvent être humiliés ou criminalisés. Et que ces enfants doivent être valorisés et estimés.

Dans le film, d’après l’histoire d’Oscar Wilde, le géant serait Kitten, le ferrailleur. Mais l’identité du géant égoïste est sujette à interprétation… Pourquoi avoir conservé le titre ?

Le Géant égoïste, de Clio BarnardJe me suis demandé si je devais garder le titre. Dans le premier brouillon, l’histoire était racontée du point de vue des enfants. Il y avait le géant, le ferrailleur, et la casse, le jardin. Mais je me suis rendu compte qu’il ne s’intéressait pas à l’amitié entre les deux garçons. Et que c’est ça qui devait être le centre du film. Une fois que l’histoire s’était éloignée de Kitten, je me suis vraiment demandée si je devais garder le titre. Mais je voulais que le film soit explicitement une fable. Et l’interprétation est très ouverte sur qui et quoi est le géant. C’est une idéologie de l’égoïsme. Quand Margaret Thatcher est morte, Glenda Jackson [une ancienne actrice aujourd'hui députée travailliste, ndlr] a fait un discours expliquant que le vice et l’avarice étaient devenus une vertu. Et je pense que c’est le cas partout dans le monde. Et puis elle a ajouté : “Sous Thatcher, on connaissait le prix de tout mais la valeur de rien.” La question est de savoir ce qui a de la valeur. Et ce qui se passe si on adopte l’appât du gain comme idéologie.

Vous cherchiez un peu de complexité dans votre approche des personnages ? Quelque chose qui ne soit pas manichéen ? D’abord, Arbor défend Swifty des petits tyrans de l’école, et ensuite, il devient lui-même un genre de tyran envers Swifty…

Je pense qu’il se cherche un modèle masculin. Et c’est Kitten qu’il trouve, ce qui n’est pas le meilleur modèle pour un jeune garçon. C’est un tyran, cupide, dangereux. En fait, au départ, Arbor est un bon garçon, mais il fait les mauvais choix. Ce qu’il fait, il le fait pour des bonnes raisons, pour aider sa mère, aider son ami. Il est loyal envers ceux qu’il aime. J’espère que le public s’attache à lui parce qu’il essaie de faire ce qu’il faut, mais il s’y prend mal. Il veut vraiment impressionner Kitten, et il commence à l’imiter, et puis il sent Swifty lui échapper et veut le garder près de lui. Et ce faisant, il le détruit. Dans un sens, c’est une histoire d’amour tragique.

Vous parliez de Margaret Thatcher. Quand il a fait This is England, Shane Meadows parlait de l’influence qu’elle a eu sur le cinéma britannique, en particulier dans les années 1990, où tout le réalisme social anglais parlait des conséquences de sa politique. Il disait notamment qu’elle avait laissé un grande cicatrice dans le pays.

Le Géant égoïste, de Clio BarnardC’est très intéressant ce qu’il dit. J’imagine que la cicatrice est toujours présente, et qu’on essaie toujours de comprendre les conséquences, de comprendre à quel point elle a changé les choses. Je pense que le film parle aussi du fait que les ressources sont limitées et ne seront pas là éternellement. Si ces ressources ne profitent qu’à une minorité privilégiée, c’est un désastre pour tous. Il faut un changement, mais ce changement est tellement énorme…

Le cinéma britannique aujourd’hui s’est un peu éloigné de ce réalisme social et politique. Comment vous inscrivez-vous dans ce genre ? Et maintenant que Thatcher est morte, vous pensez qu’il y aura une nouvelle vague de films sur cette période ?

Je ne sais pas. C’est difficile pour moi de penser globalement le cinéma britannique. J’aime beaucoup les films d’Alan Clarke, Shane Meadows, etc. C’est une grande tradition de notre cinéma de faire des films sociaux, mais on en est parfois un peu gênés. Il y a bien plus que ça dans notre cinéma, mais c’est une tradition dont je suis fière. Il a ses racines dans d’autres cinémas comme en France ou en Italie. Les films que j’ai regardés en écrivant le scénario étaient des fables réalistes, avec des enfants. Des films comme Le Voleur de bicyclette, Les 400 Coups, Kes, et Le Gamin au vélo. Des fables qui utilisent les métaphores pour embarquer le public.

Vous avez choisi un ton noir pour raconter votre histoire, plus sombre que Ken Loach, plus proche de Red Road d’Andrea Arnold ou de Dead Man’s Shoes, de Shane Meadows. C’est un choix un peu radical.

Le Géant égoïste, de Clio BarnardJ’aime Red Road, Fish Tank et Dead Man’s Shoes, ce sont des films fantastiques, comme Tyrannosaur, le film de Paddy Considine. Mais je ne sais pas… Le film a aussi beaucoup d’énergie et d’amour. Je me suis inspirée d’un garçon que j’ai rencontré pendant que je tournais mon précédent film, The Arbor. J’ai commencé à m’intéresser à son univers, à ces enfants qui ramassent de la ferraille et font des courses de chevaux. Ce que j’ai compris en passant du temps avec Matty et sa mère, c’est la lutte, la réalité de la lutte que peut être sa vie et celle des enfants qui l’entourent. Et je pense que c’est important qu’on le sache. Que ces choses arrivent. Par certains aspects, la vie de Matty est moins dure que celle des personnages du film. Mais dans beaucoup d’autres, c’est plus dur. Parfois, je trouvais que le film était un peu sentimental, j’avais peur de donner une vision un peu romantique, pas assez rude. J’espère que, au final, c’est dur parce que c’est réaliste, mais aussi que c’est beau de comprendre ces forts sentiments d’amour entre ces personnages. C’est ce que j’ai vu chez Matty, sa relation très forte avec sa mère et sa forte relation avec son meilleur ami. Mais je ne voulais pas me voiler la face, et éviter d’aborder les choses que j’ai observées. Une partie de ce qui m’a motivée à faire le film, c’est la colère née du fait que la vie de Matty était sous-estimée, qu’on ne rend pas hommage au courage de Sharon, sa mère.

Avez-vous envisagé de donner le rôle à Matty ?

Je l’ai rencontré quand il avait 14 ans, mais le temps que le film soit prêt à tourner, il en avait 20, donc il ne pouvait pas jouer un enfant. Mais il apparaît dans le film, dans le pub et pendant la course de chevaux. Son meilleur ami est aussi dans le film. Mais même si son âge et celui du personnage avaient correspondu, je pense que ça aurait été difficile parce qu’il est hyperactif et qu’il a un trouble de l’attention. Ca aurait été compliqué pour lui d’avoir cette responsabilité. Mais il m’a demandé de choisir un bon acteur !

Ont-ils travaillé ensemble ?

Oui, Matty était très présent sur le tournage, comme conseiller technique avec les chevaux, la ferraille, mais aussi pour parler à Conner Chapman, qui joue le rôle d’Arbor. C’était important qu’ils se rencontrent et qu’ils parlent de son hyperactivité et de la manière dont ça impactait sa vie.

Vous parliez de la beauté des personnages, d’une vision un peu romantique. C’est pour ça que l’image est très travaillée ?

Le Géant égoïste, de Clio BarnardAvec le chef-opérateur, on s’est dit qu’on voulait du réalisme avec une touche de fable et de conte de fées, mais de façon très subtile. C’est un chef-opérateur brillant, il a tourné à la fois des documentaires et des gros films commerciaux, donc il a une certaine expérience et de forts instincts. Quand on était sur le tournage, on se concentrait sur les acteurs, leurs mouvements, leurs déplacements et on les suivait. Je lui faisais complètement confiance pour suivre ses instincts et trouver les bons plans. Et puis le paysage représente cet espace presque fermé que les enfants défendent et revendiquent. Je voulais que le film soit intemporel, avec des éléments du passé comme les chevaux et les carrioles et des éléments du futur avec les plans du paysage.

Sans tout dévoiler, un mot sur la brutalité de la fin du film ?

J’avais écrit une fin différente. Mais ça ne fonctionnait pas, ce n’était pas juste. En fait, c’est une histoire qui est réellement arrivée, pendant que j’écrivais. C’est rassurant finalement quand son sujet s’impose à soi, qu’il nous dit que c’est comme ça qu’il doit être traité. La plus grande peur quand on écrit, c’est quand on est face à toutes les possibilités. Je me suis demandé quand même ce qui nous pousse, comme spectateurs, à regarder des tragédies. On en retire beaucoup, je pense. Cela permet de comprendre l’amour et la perte des êtres aimés dans nos propres vies, mais en prenant du recul, en l’expérimentant d’une façon différente.

 
Le Géant égoïste de Clio Barnard, avec Conner Chapman, Shaun Thomas, Sean Gilder… Royaume-Uni, 2013. Présenté à la 45e Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Sortie le 18 décembre 2013.