Toni Erdmann, de Maren Ade

 

La vie des autres

Toni Erdmann, de Maren AdeInes est allemande, mais elle s’est exilée à Bucarest, où elle est femme d’affaires dans une grande société. Quand elle voit débarquer son père, Winfried, à l’improviste à son travail, elle a du mal à cacher son agacement. Ce qui ne fait pas peur à Winfried, bien au contraire : il décide de rester et de se déguiser en Toni Erdmann, personnage truculent et envahissant.
 
Toni Erdmann est un film d’auteur. Mais un film d’auteur qui fait rire (beaucoup), et pas seulement à cause des blagues de colis piégés et de coussins péteurs (encore que). Non, ce qui met de bonne humeur dans Toni Erdmann, c’est la justesse burlesque ou dramatique de chaque séquence. C’est l’immédiate consécration à l’écran du saisissant Peter Simonischeck (Winfried) et de la charismatique Sandra Huller (Ines). Et c’est surtout le propos de la réalisatrice, Maren Ade, intelligent sans être ennuyeux (2h42 de film qui passent sans longueurs), érudit sans être démonstratif. Si Toni Erdmann est un film farfelu, il l’est par son point de départ : un père prend l’avion pour venir voir sa fille carriériste et lui demander simplement : « Es-tu heureuse ? » (Ensuite, il lui demande « Es-tu un être humain ? », mais cette fois il n’attend pas vraiment de réponse.) Et c’est lorsque sa fille le congédie assez durement que Winfried, sorte de super-héros de la sociologie, se transforme en Toni.

Kukeri superstar

Toni Erdmann, de Maren AdeLes super-héros existent pour faire ce que les gens normaux ne font pas. Pas seulement parce qu’ils ont (généralement) des superpouvoirs, mais parce que le costume les autorise intrinsèquement à agir dans l’intérêt des autres, sans théoriser sur la législation ou les dommages collatéraux. Toni Erdmann en est un d’un autre genre : il s’invite au bureau de sa fille, à sa fête entre collègues, au restaurant où elle dîne avec ses amis. Et tous – sauf Ines – d’être sensibles au charme du monsieur. Ses superpouvoirs ? Une perruque brune aux airs de méduse morte, un dentier proéminent, un kukeri bulgare désopilant et un super-humour qui n’a pas peur du ridicule. L’alter ego de Winfried est équipé pour son combat au long cours : se rapprocher d’Ines, qui s’oublie dans un travail désincarné et insensé (en substance, celui de réduire les coûts et donc de virer des gens).

Génération désenchantée

Toni Erdmann, de Maren AdeInes est un pur produit de la société libérale, qui prône le matérialisme, le pouvoir de l’argent et la flexibilité à outrance. Oui, une femme de ce monde doit être capable de licencier et d’emmener la femme de son client faire du shopping avec le même entrain. Difficile de croire qu’elle est la fille de ce gamin attardé de Winfried, pour qui la liberté, la dérision, l’échange et les petites joies du quotidien sont la raison de vivre. C’est bien là le paradoxe : en l’élevant ainsi, Winfried a rendu possible l’ambition professionnelle d’Ines. Elle est sûre d’elle (au bureau comme au lit) dans un monde peuplé de phallocrates. Ce qui se joue ici, c’est un conflit de générations, et la tentative d’un père, parfois maladroite, de faire renouer sa fille avec l’insouciance de son enfance. L’insistance de Winfried à être Toni apporte à Ines un peu de cette audace et de cette liberté qui lui manquent. Et lorsque, à force d’essayer, Ines se détache enfin de ses habitus professionnels et retrouve pour quelques heures sa dérision et sa clairvoyance, Maren Ade a emmené avec elle tous les spectateurs, libérés, avec son héroïne, du poids des conventions. Toni Erdmann est une œuvre sur l’ambition, qui n’a pas d’autre ambition que l’honnêteté et la générosité ; ce qui en fait un film rare et réparateur, et assurément l’un des plus beaux de ce 69e Festival de Cannes.

 
Toni Erdmann de Maren Ade, avec Peter Simonischek, Sandra Hüller… Allemagne, Autriche, 2016. En compétition au 69e Festival de Cannes. Prix Fipresci de la presse internationale 2016. Sortie le 17 août 2016.