Vies désaccordées
Le cinéma de Koji Fukada, c’est cette douceur apparente dissimulant de multiples tensions en filigrane. Douceur de vivre, des cadres, des mouvements. Tensions intimes, sociales, écologiques… Invisibles, imperceptibles, tels les points chauds qui parsèment, en souterrain, l’archipel du Japon, elles finissent néanmoins toujours par faire leur chemin pour venir exploser à la surface. Et les dégâts peuvent s’avérer considérables. C’est le cas dans cet Harmonium, le sixième long-métrage de Koji Fukada (Comédie humaine à Tokyo, Hospitalité, Au revoir l’été). Le point de départ est simple : Toshio (Furutachi Kanji) est propriétaire d’un atelier dans une discrète bourgade de la banlieue de Tokyo, où il semble mener une vie ordinaire auprès de son épouse, Akié (Tsutsui Mariko), et de sa petite fille Takashi (Taïga). Un matin, de l’autre côté de la rue, Toshio aperçoit un homme qui l’observe. Chemise blanche proprement rentrée dans un pantalon de costume sombre, les bras raides, le long du corps. Il s’agit de sa vieille connaissance Yasaka (Asano Tadanobu), qui vient tout juste de sortir de prison où il a passé les onze dernières années de sa vie. Toshio décide de l’engager. Un coup de pouce momentané, histoire de lui remettre le pied à l’étrier. Et en guise de rémunération, il lui offre le couvert et le logis. Pas très bavard, Toshio n’en touche pas un mot à sa femme, la mettant face au fait accompli… Koji Fukada filme alors avec beaucoup de simplicité l’installation de ce nouveau quotidien. Les bénédicités d’avant repas, Takashi qui répète son morceau à l’harmonium – le spectacle de l’école approche à grands pas –, le silence habituel du mari et la gêne cérémonieuse de sa femme vis-à-vis de cet inconnu, débarqué soudainement entre les murs de sa maison. Doucement, pourtant, l’ « étranger » s’immisce, prend sa place, apprend un morceau d’harmonium à la fillette, accompagne la famille lors d’une sortie au bord de la rivière et se rapproche d’Akié auprès de laquelle il trouve une confidente compréhensive… Peu à peu l’embarras s’efface. Et les prémices de la discorde, alors, de se faire sentir.
Tensions sexuelles mais également tensions entre les deux « amis », qui semblent partager un obscur secret. En grand admirateur du cinéma d’Eric Rohmer, Koji Fukada multiplie les scènes de dialogues entre ses personnages, caméra simplement posée. On évoque le passé, ses croyances… Mais comme d’habitude chez le cinéaste, derrière ce qui est dit, il y a ce qui est caché. Au spectateur de l’imaginer. Fukada filme les relations qui se transforment, explore les non-dits et la banalité d’un quotidien qui se fissure. Il refuse toute frontalité. Il n’y a aucunement de volonté radicale d’imposer un message. Le réalisateur laisse simplement, doucement affleurer ses pistes de réflexion. Le pardon, la rédemption, le droit à la seconde chance (pour Yasaka qui a purgé sa peine, mais aussi pour Akié, quelque peu usée par la routine de son couple), mais aussi la faute, la culpabilité et le droit à la mort… Au spectateur, là encore, de faire son chemin, de construire sa propre vision des choses et d’apporter ses propres réponses aux différentes questions posées. S’il n’a pas la force narrative de son bel Au revoir l’été et s’il souffre peut-être ici ou là de quelques maladresses, cet Harmonium sonne malgré tout assez juste et vient confirmer la grande sensibilité de Koji Fukada qui, avec son cinéma tout en pudeur et honnêteté, s’évertue à ouvrir l’esprit de celui qui le regarde.
Harmonium (Fuchi ni tatsu) de Fukada Koji, avec Asano Tadanobu, Tsutsui Mariko, Furutachi Kanji, Taïga, Japon, 2016. Prix du jury Un Certain Regard 2016. Sortie le 11 janvier 2017