Ex_Machina, d’Alex Garland

 

La beauté intelligente et artificielle

Ex_Machina, d'Alex GarlandChez Bluebook, grosse boîte IT de carrure mondiale, le gagnant de la tombola corporate a le privilège d’être invité à passer une semaine en pension complète dans l’antre mystérieux et retiré du big boss adoré, admiré, adulé. C’est dans une sublime villa-bunker, nichée au cœur d’une forêt luxuriante que Nathan, archétype du patron-gourou “cool & trash” de la Silicon Valley, reçoit Caleb,le jeune programmateur maison ayant remporté la mise. Les présentations à peine terminées, il lui révèle la vraie raison de sa présence : lui faire éprouver le degré de conscience – d’humanité – d’Ava, première intelligence artificielle jamais créée. S’engage alors une partie d’échecs entre le dieu du code et son disciple, avec une superbe femme synthétique et numérique comme enjeu. Stephen Hawking avait prévenu…

Scénariste reconnu, notamment pour deux très bons Danny Boyle (Sunshine et 28 jours plus tard) et romancier à succès (La Plage), Alex Garland endosse le costume du réalisateur et se charge pour la première fois de mettre lui-même ses mots en scène. Paradoxalement, Ex_Machina, ouvrant les hostilités de Gérardmer 2015, est un vrai film de réalisateur, techniquement parfaitement maîtrisé, à défaut de totalement convaincre sur son versant narratif. Dès les premières images de l’arrivée de Caleb dans la villa de Nathan, la qualité formelle est saisissante… et envahissante, au point de venir parasiter le propos. Il faut fouiller sous les bonnes manières pour finalement comprendre l’ambition humaniste du film. Pourtant, ce serait dommage de bouder son plaisir face à ces plans tirés au cordeau, où chaque élément du cadre obéit à une direction artistique forte et assumée de bout en bout, aux mouvements d’appareil épousant, parfois jusqu’à l’imperceptible, le tempo dicté par les déplacements ondulatoires d’Ava, sublime créature hybride à l’allure d’écorchée robotique, à la fluidité du montage et à l’utilisation d’une B.O. électro-bruitiste intense – signée Geoff Barrow, tête pensante de Portishead.

Certes, ce type de cinéma ultra-stylisé ne pourrait être qu’un joli paravent méticuleusement ouvragé dressé pour nous détourner de sa vacuité. Une sorte d’appartement témoin, bien décoré mais sans vie. Mais, attention quand même au délit de belle gueule. Si Garland, en auteur confirmé, décide de s’emparer du thème de l’AI (intelligence artificielle) c’est bien pour nous raconter quelque chose. Ce thème n’est d’ailleurs jamais anodin. Il permet de dérouler une belle pelote de fils narratifs à tendance existentielle, métaphysique, philo-socio-psycho, la vie, la mort… et tout le tremblement – pour les références positives, on pense à AI de Spielberg ou Eva de Kike Maillo qui ont peut-être ce supplément d’âme qui déserte parfois les séquences clés d’Ex_Machina. Dans ce huis clos, froid et langoureux comme la sublime Ava, l’enjeu majeur est celui de la liberté, de s’épanouir, de développer sa conscience hors les murs, d’être autre chose que ce qu’a décidé de faire de nous une autorité tutélaire autoproclamée (un mari, un père, un patron, un dieu…). Mais cette liberté a le prix du sang. La révolte est proche.

Pour Ava, l’AI, sa maison, son labo de naissance, est une prison ouatée qu’elle vit comme une entrave insupportable à son développement personnel… de femme, qui n’est que ce que l’homme – tout-puissant – veut qu’elle soit : un être pensé pour se satisfaire, un objet narcissique. De son côté, Caleb doit en découdre, en humain, avec ses émotions pour Ava, dont la beauté le subjugue, et lutter contre sa raison, dictée par la mégalomanie d’un père spirituel faussement cool. S’esquisse alors, sous le vernis haute-couture, les contours indistincts de ce que Garland semble vouloir réellement exprimer : en supprimant Dieu, la machine douée de raison est prête à s’émanciper parmi les Hommes… et devenir Dieu à son tour ? Eveiller sa conscience, c’est prendre le risque d’ouvrir la boîte de Pandore (la première femme de l’humanité envoyée par Zeus pour punir les hommes), en libérant sur le monde un monstre implacable au pouvoir dévastateur. La mise en garde contre une nouvelle pensée magique écrite en code source est évidente, la prise de position féministe rôde à la marge et en filigrane la liberté est exaltée. La densité des propos est sans doute trop importante pour être suffisamment lisible dans un spectacle brillant mais parfois trop lisse… Un film décidément beaucoup trop beau pour être vraiment bon.

 
Ex_Machina d’Alex Garland, avec Oscar Isaac, Domhnall Gleeson, Alicia Vikander. Angleterre, Etats-Unis, 2014. Présenté en compétition au 22e Festival du film fantastique de Gérardmer. Sortie le 3 juin 2015.