Dheepan, de Jacques Audiard

 

Un héros très discret… mais pas trop

Dheepan, de Jacques AudiardAh Dheepan, Dheepan, Dheepan… La presse l’a dit, nous l’avons dit, on le redit. Ce n’est pas toujours pour son meilleur film que l’on finit palmé. Et nous voilà bien emmerdés et contraints de nous porter en faux contre cette généreuse Palme d’or donnée par les frères Coen au dernier opus de Jacques Audiard, à l’issue du 68e Festival de Cannes. Tellement emmerdés que l’on aura mis du temps à accoucher de ces quelques lignes à propos du film. C’est qu’on l’aime bien le Audiard à Grand Écart. D’ailleurs, Le Ruban blanc de Michael Haneke faisant la nique au magnifique Prophète sur la Croisette, en 2009, continue de nous serrer la gorge… D’autant qu’Haneke remportait à nouveau la manche, trois ans plus tard, avec le bel Amour d’Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant, face à une « Moignon » Cotillard et un Matthias Schoenaerts pourtant très inspirés dans De rouille et d’os. Mais soyons honnêtes, cette année-là, il n’y avait pas eu de match. Non, c’est définitivement pour son Prophète que l’homme au chapeau et lunettes noires aurait mérité de rafler la mise… Pas pour Dheepan, en tout cas, certainement le maillon faible de la filmographie d’Audiard.

Le cinéaste y suit le parcours d’un Tigre, soldat de l’indépendance tamoule au Sri Lanka, fuyant une guerre qu’il sait perdue pour gagner des terres lointaines qu’il imagine plus paisibles. Direction la France et sa banlieue parisienne. Dans ses bagages, une fausse épouse et une fausse fille de 9 ans, venues elles aussi sauver leur peau et rêver d’ordinaire. Dans un – long – premier temps très réussi, Jacques Audiard s’attache donc à filmer cette famille factice s’efforçant de se construire un quotidien banal. C’est le début d’une terrible course d’obstacles. Se loger, se faire comprendre, trouver des papiers, trouver un travail et cesser de jouer au chat et à la souris avec les flics, histoire de glaner quelques euros en vendant à la sauvette des briquets clignotants et autres lunettes phosphorescentes… Le logement, ils le trouvent au cœur d’une cité bétonnée ironiquement baptisée Le Pré. Dheepan fait coup double en y dégotant également un poste de gardien. Sa femme et sa fille fictives finissent également par trouver leur place. La première en tant qu’auxiliaire de vie auprès d’un monsieur handicapé. La seconde, à l’école… Peu à peu, la famille factice se fait de plus en plus réelle. Peu à peu, la précieuse banalité qu’ils étaient venus chercher prend forme. Même les petits parrains de la drogue locaux qui régissent les allers et venues dans la cité, leur apparaissent bien tranquilles au regard des nationalistes cinghalais…

Porté par une réalisation étonnamment sobre, ce Dheepan présente alors des allures de chronique sociale. Oui “étonnamment”, dans la mesure où Audiard, à travers ses films, avait plutôt, jusqu’à présent, opté pour des personnages et des parcours « hors normes ». La norme, c’est justement ce à quoi aspirent Dheepan et ses compagnons d’exil. C’est ce que filme Audiard en optant pour cette mise en scène tout en retenue, sans effets de caméra sophistiqués et s’en remettant aux talents de ses trois interprètes… avant de changer brutalement de direction. Dans une deuxième et dernière partie, Dheepan bifurque soudainement et violemment pour retrouver les codes du film de genre. Ceux d’un western urbain sans foi ni loi où les cages d’escaliers des immeubles deviennent des terrains de Shoot’em up et Dheepan une sorte de Robocop court-circuité distribuant aveuglément, mécaniquement ses coups de machette et de revolver pour sauver sa nouvelle famille et, à travers elle, cette nouvelle vie pour laquelle il a tout quitté. Le tout flanqué d’une scénographie furieuse, inutilement tape-à-l’œil. Etait-il vraiment nécessaire de nous cogner ainsi dessus pour nous faire comprendre que la violence dont Dheepan a voulu s’extirper ne l’a en fait jamais vraiment quitté ? Nous pensons que non. Et plus embarrassant encore, enfin, cette vision de la banlieue parisienne qu’offre Audiard dont les relents réac’ sont dignes des No Go Zones de Fox News. Pas l’ombre d’un képi ni même l’écho lointain d’une sirène. « Mais que fait la police ? », serait-on, pour une fois, tentés et surpris de se demander. Que les forces de l’ordre aient des difficultés à intervenir dans certains quartiers armés jusqu’aux dents sans risquer de se prendre un écran de télé sur la tête, certes. La chose est connue et bien réelle. Néanmoins, ce bouquet final tout feu tout flamme de Dheepan atteint un tel niveau d’emphase dans la violence que les zélateurs bas du Front adeptes du karcher pourront y trouver largement de quoi remplir leurs gamelles nauséeuses. Non, vraiment, cette fin nous laisse perplexes. D’ailleurs, on essaiera de se rassurer en se disant qu’on a mal compris les intentions de Jacques et de Thomas (Bidegain, son fidèle scénariste). Un duo qui reste, malgré tout, l’une des paires les plus singulières et inventives du cinéma français et du cinéma tout court.

 
Dheepan – L’homme qui n’aimait plus la guerre de Jacques Audiard, avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby, Vincent Rottiers, Marc Zinga… France, 2015. Sortie le 30 septembre 2015.