Rencontre avec Rithy Panh

 

Rithy PanhRescapé des camps de travail des Khmers rouges dans lesquels il perdit une grande partie de sa famille, Rithy Panh débarque en France en 1980. Pendant quelques années, il tente de laisser derrière lui le cauchemar qu’il a traversé, mais en 1986, son diplôme de l’IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques, ancêtre de la Fémis) en poche, il débute un travail qui ne cessera d’évoquer le Cambodge et ses plaies. Présenté en sélection Un Certain Regard au 66e Festival de Cannes, L’Image manquante s’inscrit dans l’œuvre du réalisateur franco-cambodgien comme une partition intime. A la quête d’une image qui montrerait les crimes commis par les Khmers rouges, le voilà qui sculpte des figurines en glaise pour retrouver ses proches disparus et raconter ses souvenirs.

 
 
Le mot « reconstitution » est-il adapté pour ce film ?

Non, mon film est beaucoup plus vivant que ça. C’est la terre, l’eau, le vent, la volonté. C’est ce qui fait l’homme, ce qui le constitue. Je suis un paysan. J’ai les pieds sur terre. Je suis très naïf. Je n’expose pas de grandes théories. D’ailleurs à chaque fois qu’on s’enfonce dans la théorie, on se casse la gueule. On sombre dans le voyeurisme, on bascule dans le pathos.

Quelle est l’image manquante ?

C’est l’interrogation de tout le film. Quelle est la quête ? S’agit-il d’une image qui montrerait des Khmers rouges en train d’exécuter quelqu’un ? Est-ce que ce sont mes parents que j’aurais aimé voir vieillir. Que se serait-il passé si mes neveux n’étaient pas morts, s’ils s’étaient mariés. Tout ça, c’est l’image qui manque. L’objectif de L’Image manquante est moins important que la démarche de création de l’image manquante.

Que racontent vos figurines ?

L'Image manquante de Rithy PanhIl y a deux formes d’images qui se mêlent dans mon film : l’image de propagande que l’on peut décortiquer, et puis l’image que je crée. Celle que je projette. Ces deux images se contredisent continuellement. Mes figurines ne bougent pas, on n’est pas dans un dessin animé 3D. Elles sont statiques. C’est nous qui bougeons, créons l’ambiance… A l’inverse, dans l’image de propagande il n’y a pas d’ambiance et il n’y a pas de son. Les gens ne se parlent pas. Mes figurines parlent à travers leur disposition, et grâce à la voix off, elles sont beaucoup plus vivantes et expressives que les personnes qu’on voit dans les images d’archives. Les gens que je montre dans les images d’archives sont des robots. C’est un peuple de poussière, de grains de sable. A cet instant, l’être humain ne compte plus, l’identité n’existe plus. C’est la masse. C’est la planification qui prime.

Le geste de « sculpter » était important pour vous…

Je voulais que l’on voie le geste de fabrication des figurines ainsi que celui qui permet qu’on les place ou qu’on les retire. Techniquement, je pouvais les faire venir et disparaître sans que l’on ne voie rien, mais je tenais à ce mouvement. Quand vous regardez une tête de Bouddha, pour vous c’est une sculpture… Pour moi c’est une âme. Quand vous allez au musée Guimet, vous allez voir l’art, mais toutes ces statues ont une âme. L’âme et l’art ne doivent pas se séparer. L’art est puissant s’il est honnête, qu’il a une morale humaniste. Si l’art est généreux, libre, novateur, alors il a une âme.

C’est un peu la définition de votre film…

C’est vous qui pouvez le dire.

C’est un film de cinéma, sur le cinéma, sur ce que l’on peut exprimer à travers le cinéma ?

L'Image manquante de Rithy PanhLe film démarre sur des plans de bobines détériorées, la preuve du temps qui passe, de la destruction de l’image. L’image qui n’existe peut-être plus, et en même temps quatre plans plus tard les figurines sont là, la volonté est là. Le poète, dans le sens grec du terme (le créateur), est là. Un être humain n’est vraiment humain que s’il est créateur, pas au sens de Dieu qui crée le monde, mais créateur d’imaginaire et d’expression. C’est ça qui fait que l’on est humain et c’est dans cela que le cinéma peut trouver sa force.
La 3D c’est génial, ça vole dans tous les coins, mais c’est de l’entertainment. Cela n’a pas d’âme. Mes petits personnages ne sont pas en 3D. Ils sont glaise, il ont une âme, ils ne bougent pas, mais concentrent toutes les émotions.

Comment s’est construit L’Image manquante ?

En faisant mon film je ne savais pas que j’arriverais à ce résultat. Je ne sais jamais ce que je veux faire, tous les éléments esthétiques, moraux, techniques, rentrent dans la tête et prennent de la place. Pendant presque un an, je suis allé de village en village, j’ai rencontré des gens, j’enregistrais leurs propos, je les ai filmés, et finalement je me suis dit « bon, on peut faire un bon film mais ce sera encore le même, donc on ne le fait pas ». Alors on est partis sur autre chose. Je n’ai pas envie qu’on me dise que j’exploite un filon, ce n’est pas toujours et encore les Khmers rouges, chacun de mes films propose une forme différente. C’est mon histoire, mais racontée différemment. Woody Allen est un juif new-yorkais. Il ne raconte que ça dans ses films. J’aime beaucoup ce qu’il fait et je ne vais pas aller le voir en lui disant « arrête de me raconter ça ». A chaque fois, un film de Woody Allen, c’est une nouvelle façon de filmer, une nouvelle mise en scène, c’est une situation différente, comme lorsqu’il fait sortir de l’écran des mecs dans La Rose pourpre du Caire. Toutes ces inventions font que c’est un mec qui n’a pas trouvé un filon qu’il exploiterait tranquillement. On revient à l’idée que l’art donne une âme.

Pourrait-on dire qu’il y a une pointe d’autodérision dans ce film ?

Rithy Panh L'image manquantePeut-être que ma famille est en train de regarder mon travail et se dit que je suis devenu un professionnel du blabla. Ce film est beaucoup plus personnel que les autres et en même temps, il pose des questions et me met très en danger. Même la forme est dangereuse. Quelqu’un qui voit un petit personnage peut se demander si j’ai fait un dessin animé sur le génocide et les Khmers rouges. Je crois qu’il faut faire preuve d’autodérision, car c’est être humble. C’est un avertissement à mon intention : si l’art apporte toujours une nouveauté, un regard, s’il aide à comprendre, il faut continuer parce que c’est nécessaire. Il ne faut pas le faire juste pour le faire. Il ne faut pas être un malin faiseur. Dans ce cas-là il vaut mieux ne rien faire. Chaque œuvre doit apporter quelque chose. Cet apport cinématographique prouve que vous êtes beaucoup plus fort que toute forme de totalitarisme, toute forme de destruction qu’on a voulu vous imposer. Il faut être cinéaste avant d’être cinéaste du génocide. Le jour où vous n’êtes que cinéaste du génocide, il faut arrêter. Il faut être barman ou restaurateur.

Et après L’Image manquante ?

Ma quête continue à travers des activités comme les ateliers Varan ou le Centre de recherche Bophana. Tout ça c’est un seul et même film. Le jour où vous apprendrez que je fais une comédie musicale c’est que j’irai beaucoup mieux dans ma tête, mais j’aurais quand même fait trente ans d’une œuvre qui parle du génocide au Cambodge.

L’Image manquante de Rithy Panh. Cambodge, France, 2013. Présenté en sélection Un Certain Regard au 66e Festival de Cannes.

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