Rencontre avec Laurence Thrush

 

Hikikomori te salutant

De l'autre côté de la porte, de Laurence ThrushUn documentaire britannique, quelques courts-métrages confidentiels, le segment Shaking Tokyo du Coréen Bong Joon-ho tiré du film à sketchs Tokyo ! : les œuvres qui s’intéressent au sort des hikikomoris, ces Japonais souvent jeunes qui décident de s’enfermer chez eux et de ne plus en sortir pendant des mois, voire des années, ne sont pas légion. Ce tabou de la société japonaise touche pourtant de plus en plus de monde. Combien ? Devant la honte toute nippone d’être touché par le phénomène, difficile d’évaluer les dégâts… même si le problème prend suffisamment d’ampleur ces dernières années pour réveiller le gouvernement.
Laurence Thrush, jeune cinéaste anglais animé par les questions de solitude (il a également réalisé le remarqué Pursuit of Loneliness, ou la tentative de retrouver un parent proche d’une personne décédée), met les pieds dans le plat et offre un long-métrage élégant et sobre « à la japonaise », qui dispense les paroles avec parcimonie mais les émotions avec abondance. Rencontre avec le réalisateur de De l’autre côté de la porte.
 
Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser un film sur ce sujet presque exclusivement japonais ?

J’avais très envie de raconter une histoire qui se déroule presque entièrement dans le cadre de la maison familiale et d’y faire apparaître un enjeu dramatique et cinématographique. La simple évocation d’une personne s’enfermant volontairement dans sa chambre et détruisant le foyer à travers cet acte réveille en moi quelque chose de très fort. Je n’y ai jamais vraiment songé en tant que problème exclusivement japonais, j’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’une histoire familiale dans laquelle chacun est forcément affecté par les actions ou le comportement d’un autre membre de la famille.

Comment est perçu le phénomène des hikikomoris par les non-Japonais ?

Je crois que ce phénomène peut être considéré comme une manifestation de la dépression, qui est une condition mentale universelle, ou comme un acte de rébellion. De ce point de vue-là, plus général, je crois que tout le monde peut comprendre ce problème, les Japonais comme les Occidentaux.

Vous vous êtes documenté sur le sujet en amont du tournage ?

De l'autre côté de la porte, de Laurence ThrushJ’ai fait effectivement beaucoup de recherches au moment d’écrire le script. J’ai rencontré des parents et des ex-hikikomoris, des psychologues qui m’ont expliqué clairement ce phénomène, et j’ai visité des centres pour enfants qui souffrent de ce mal. Tout ça m’a pris approximativement deux ans – y compris les nombreux voyages au Japon et la première version du script basée sur ces recherches.

Le phénomène se développe au Japon ?

L’attention portée par les médias sur le film au moment de sa sortie au Japon a provoqué une réaction du gouvernement avec une amélioration de la formation et des quotas des spécialistes de la protection de l’enfance, ce qui est une bonne chose. Mais je pense que le problème est si endémique qu’il est très difficile de le combattre sans passer par des changements fondamentaux dans le système scolaire et les rapports sociaux au travail.

D’après vous, pourquoi de jeunes Japonais choisissent cet enfermement volontaire ?

D’une certaine manière, je pense que c’est assez commun et naturel chez les adolescents, particulièrement les garçons, de se rebeller contre les parents et l’école, de rejeter l’avenir tout tracé qui les attend. En Occident on voit parfois des ados qui abandonnent l’école et tombent dans la drogue ou l’alcool, tandis qu’au Japon, ces sentiments de frustration et de rébellion sont davantage intériorisés. L’hikikomori résulte de ces sentiments, mais aussi du fait que ces enfants souffrent d’une dépression extrême et de traumatismes personnels très sévères.

Ce phénomène ne touche que les adolescents ?

Ce qui m’a beaucoup intéressé dans ce sujet, en tant qu’Occidental, c’est cette forme extrême de rébellion et d’angoisse adolescente. Je n’ai pas suffisamment étudié le phénomène pour vous répondre avec certitude, mais je crois que les adultes sont également touchés.

Dans le film, la mère essaie de comprendre son fils alors que le père ne ressent que la honte qui risque de salir sa famille : est-ce vraiment ce qui se passe ?

De l'autre côté de la porte, de Laurence ThrushCet exemple est réel… Je l’ai découvert lors de mes recherches. Ce père était largement absent, centré principalement sur sa profession, tandis que la mère était responsable de tout ce qui concernait la maison. Le foyer était exclusivement le domaine de la mère. Tout comme le père n’aurait pas imaginé que sa femme puisse l’aider à résoudre ses problèmes au travail, il n’envisageait pas une seconde de la décharger un peu des difficultés qu’elle pouvait rencontrer avec les enfants. D’un point de vue général, je me suis rendu compte que les mères avaient tendance à montrer plus d’empathie pour la situation de leurs enfants, tandis que les pères avaient tendance à voir cette condition comme une preuve d’une famille devenue dysfonctionnelle, le reflet de leur propre échec en tant que parent, et semblaient perdre espoir beaucoup plus vite que leurs épouses.

De l’autre côté de la porte n’est pas un film japonais, mais il en comporte de nombreux traits caractéristiques…

J’espérais pouvoir raconter cette histoire visuellement, sans avoir à me reposer sur des dialogues lourds et de longs discours. Je voulais utiliser le langage classique du cinéma, qui donne une place majeure à l’image. Il y avait quelque chose dans ce sujet qui me semblait très mystérieux, je ne voulais pas que les personnages se retrouvent face à l’écran à devoir expliquer leur situation ou à relater leur expérience, ni même qu’ils parlent explicitement de leurs sentiments, mais plutôt que le spectateur comprenne la situation que traversent les personnages.

Le sujet est encore tabou au Japon ? Un réalisateur japonais aurait-il pu réaliser un tel film ?

Je pense que oui. Même si socialement, ce problème est encore très tabou dans les familles japonaises, artistiquement je pense que le septième art est pris très sérieusement au Japon et que beaucoup de réalisateurs seraient capables de s’en charger, je ne pense pas qu’il y aurait d’obstacles à cela.

Pourquoi avoir décidé de réaliser une fiction et non un documentaire ?

Affiche du film De l'autre côté de la porte, de Laurence ThrushJ’avais vu un documentaire anglais sur le sujet, et je n’avais pas vraiment envie d’en réaliser un à mon tour sur la condition d’hikikomori mais plutôt d’évoquer la manière dont ça peut affecter la famille. Je voulais raconter l’histoire d’une mère, d’un père et d’un jeune frère qui sont tous dévastés par les actions du protagoniste, et j’ai senti que je pourrais capturer cette émotion et ce drame seulement en réalisant une fiction.

Avez-vous été influencé par d’autres films ou cinéastes ?

Sans aucun doute, puisque je me suis toujours nourri de cinéma, mais il n’y a pas de réalisateurs ou d’œuvres en particulier auxquels j’ai pensé pour mon film. J’ai principalement pensé la structure narrative et le style visuel pour qu’ils amplifient l’émotion suscitée par les personnages.

 

De l’autre côté de la porte (Tobira no Muko) de Laurence Thrush, avec Kenta Negishi, Masako Innami, Takeshi Furusawa, Kento Oguri… Japon, 2009. Sortie le 11 mars 2015.