Rencontre avec l’équipe de Les chansons que mes frères m’ont apprises

 

Les chansons que mes frères m'ont apprises, de Chloe ZhaoUn premier-long métrage proche du documentaire qui montre avec douceur le quotidien des habitants de la réserve amérindienne la plus pauvre des Etats-Unis. Né d’une intense période de recherche, durant laquelle la jeune Sino-Américaine Chloe Zhao s’est immergée dans la communauté, le film propose une fiction réaliste et poétique chargée de la lumière aveuglante des Badlands.

Pine Ridge, réserve indienne du Dakota du Sud. Johnny vit avec sa mère et sa jeune sœur Jashaun. Il monte des trafics d’alcool pour subvenir à leurs besoins, contournant la prohibition qui pèse sur la réserve, rêvant de devenir boxeur ou star du rodéo. Le village compte une vingtaine de ses frères et sœurs nés du même père et de mères différentes. Une opportunité se présente : partir à Los Angeles avec la fille qu’il aime. Ce qui implique de quitter tout ce qu’il connaît.

Rencontre avec la réalisatrice Chloe Zhao, le directeur de la photographie Joshua James Richards, les acteurs John Reddy et Jashaun St John.

 
Vous avez souhaité vous immerger dans le quotidien de la réserve de Pine Ridge avant de tourner ce film, comment cela s’est-il passé ?

Chloe Zhao : J’y ai fait plusieurs séjours allant de trois à six mois, et je continue à m’y rendre. Il n’y a rien pour loger les visiteurs, donc j’habite partout où les gens m’accueillent, dans le sous-sol d’une église, dans une petite chambre d’enseignant près d’une école, dans un ranch. C’est comme ça que j’ai pu m’insérer dans la communauté : il y a environ 3000 personnes dans la réserve, étalées sur 12 000 km2 [environ la taille de l’Ile-de-France, ndlr], tout le monde se connaît, j’ai rencontré les gens petit à petit. Je savais que je voulais faire un film sur eux, mais je suis arrivée avec un script assez mauvais… Je l’ai bien amélioré en trois ans. Le tournage lui-même n’a pris que six semaines.

Le film comporte de nombreuses petites scènes qui capturent des instants de vie dans la réserve sans être directement liées à l’action. Les avez-vous conçues au fil de vos découvertes ?

Les chansons que mes frères m'ont apprises, de Chloe ZhaoC.Z. : Oui, c’est notamment le cas pour les acteurs… Il y en a que j’ai rencontrés une semaine avant le début du tournage, ou même pendant le tournage, et je me suis dit qu’il fallait absolument les inclure.
Joshua James Richards : Ça s’est fait d’une façon très naturelle, très organique. Tous les jours, on filmait une quantité de scènes où l’action était dictée par les personnages, sans script figé, presque comme dans un documentaire. Par exemple, les scènes de rodéo. J’utilisais une lentille grand angle pour capturer le plus possible. Et quand je pouvais poser ma caméra en fin de journée, Chloe devait faire le tri… On a récolté des centaines d’heures de film comme ça. On se disait tout le temps qu’il fallait que le film se crée de l’intérieur vers l’extérieur, le plus naturellement possible.
C.Z. : Pour les scènes liées à l’action, je donnais le script à l’acteur avant de tourner, en lui demandant de le dire avec ses propres mots. Je lui donnais le moins d’indications possibles sur l’action, pour le laisser improviser. Et comme je connaissais les acteurs de mieux en mieux, je savais à peu près ce que je pouvais obtenir… Petit à petit, j’ai récolté les moments qu’il nous fallait. On ne faisait jamais plus d’une prise, on ne demandait jamais aux acteurs de répéter exactement les mêmes phrases et les mêmes gestes.

Comment avez-vous trouvé les acteurs ?

C.Z. : J’ai repéré John sur sa photo de classe…
J.R. : Un jour, j’étais en cours, et quelqu’un est venu me demander d’aller dans le bureau du directeur. Je me suis demandé ce que j’avais encore fait… C’est là que Chloe m’a parlé du film.
J.J.R. : Ce sont des jeunes qui n’ont aucune inhibition, je pouvais leur mettre la caméra à trois centimètres sans les déranger, alors que n’importe quel gamin des villes se serait mis à jouer un rôle. Avec John, ça a été particulièrement magnifique, il a lentement intégré la différence entre lui-même et son personnage, ce qui lui a permis de se glisser naturellement dans sa peau quand la caméra tournait… L’acteur le plus naturel que j’aie jamais vu.
C.Z. : La jeune fille qui joue Aurelia, la copine de Johnny, est l’une des rares actrices professionnelles présentes dans le film. Elle vient du Canada. Je n’ai pas réussi à trouver de fille dans la réserve, parce que John a une certaine réputation… Les mères ne voulaient pas laisser leurs filles tourner des scènes intimes, et encore moins avec lui. Et puis, la plupart des filles de la réserve sont ses cousines. Mais ça fonctionne assez bien, elle a naturellement l’air un peu différente des autres, ce qui explique qu’elle puisse facilement quitter Pine Ridge alors que John est profondément partagé.

Et pour vous, John et Jashaun, c’était votre première expérience de comédien, ça vous a semblé naturel ?

J.R. : Oui, les personnages sont vraiment proches de nous… Certaines scènes viennent directement de ma vie de tous les jours, comme celle où je monte à cheval, ou quand je dépèce le daim.

Ah… ok… Pensez-vous que le film permettra d’apporter des améliorations à la vie dans la réserve ?

Les chansons que mes frères m'ont apprises, de Chloe ZhaoC.Z. : Pas vraiment. En termes d’argent et de matériel ? Non. Je ne vois pas comment.
J.J.R. : En revanche, Pine Ridge a acquis un peu plus de visibilité maintenant. Ce qui est une bonne chose, car les conditions de vie y sont très difficiles… Notre film montre une version très allégée de la situation. Il y a un festival de film dans le Dakota du Sud qui a invité les jeunes de Pine Ridge à leur envoyer des petits courts-métrages. La communication et la transmission se font par voie orale dans cette communauté, pas par écrit, donc faire des films est un bon moyen d’expression pour eux.
J.R. : Tout ce qui rend la jeunesse plus positive est une bonne chose, parce que les drogues et le suicide sont vraiment fréquents là-bas…
Jashaun St John : Il faudrait plus d’écoles, aussi, plus d’opportunités. Les gens pensent qu’ils ne sont pas assez intelligents pour changer leur vie.
J.R. : Ce qui serait bien, ce serait qu’on nous installe plus de moyens de transport. Un bus, des taxis, je ne sais pas, mais un moyen de sortir facilement de la réserve et d’y revenir le soir. Ça nous permettrait d’être plus libres.

 
Les chansons que mes frères m’ont apprises (Songs My Brothers Taught Me) de Chloe Zhao, avec John Reddy, Jashaun St John, Irene Bedard… Etats-Unis, 2014. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs 2015.