Rencontre avec Kelly Reichardt

 

Night Moves, de Kelly ReichardtIl est bientôt midi, je retrouve Kelly Reichardt au Lutétia, lieu qui détonne étrangement avec son univers cinématographique… On se souvient du très beau Wendy et Lucy où Michelle Williams errait, volait et dormait dans une vieille bagnole avec pour seul compagnon un labrador. Night Moves se passe dans une ferme biologique de l’Oregon et met en scène l’action terroriste de trois jeunes écologistes radicaux : l’explosion d’un barrage hydroélectrique. Mais ce projet va avoir des conséquences inattendues…

Vous vous apprêtez à déjeuner, qu’est-ce que vous allez choisir sur la carte?

C’est ça, la question ! Voyons ce qu’il y a sur ce menu… Eh bien, peut-être tout simplement un sandwich au fromage et de la salade verte…

Et d’habitude, quand vous n’êtes pas en entretien, qu’est-ce que vous mangez ?

Si je suis chez moi, beaucoup de lentilles en soupe. Je ne sais cuisiner que quatre ou cinq plats !

Mais est-ce que vous mangez bio ?

Oui, quand je peux… [elle rit]

Avez-vous fréquenté beaucoup de fermes biologiques comme celle que vous montrez dans votre film ? Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de plonger dans ce milieu ?

C’est cette ferme en particulier qui m’a donné l’envie d’écrire ce film. Jon Raymond, mon scénariste, a passé beaucoup de temps chez des amis qui tiennent cette ferme et quand il revenait, il me racontait toujours leurs discussions et l’intérêt politique de cet endroit. Il m’a proposé de venir découvrir ce lieu en pensant que j’aimerais le filmer. Et il a eu raison ! Là-bas, c’est formidable, l’eau utilisée provient uniquement de la pluie, l’électricité est solaire… Il y a une dimension communautaire, basée sur le partage de la production. Quelqu’un produit les œufs, quelqu’un d’autre le lait, les légumes, un autre la viande et ils échangent. Tout est réfléchi pour émettre le moins de carbone possible.

Est-ce aussi la beauté des fruits et des légumes que vous avez eu envie de filmer ? Ils forment de petites taches de couleurs joyeuses au sein du marasme de la deuxième partie du film…

Tout ce qui pousse naturellement est vraiment très beau. Je veux faire comprendre dans ce film l’attachement des personnages à la beauté naturelle du monde… Toute cette vallée est magnifique et ça fait partie de la motivation des personnages dans leur acte terroriste, c’est ce qu’ils veulent protéger.

Est-ce qu’à travers ce film vous cherchez aussi à explorer la question du mal qui se trouve en chacun de nous, même des individus pleins d’idéaux et de bonnes intentions ?

J’espère que le film parle de beaucoup de choses… D’abord, il s’agissait d’essayer d’analyser et de voir comment fonctionne un fondamentaliste, quelqu’un qui a des bases idéologiques très fortes, qui est assuré et qui a de l’aplomb dans son idéologie. Faire cette analyse a été réellement le premier objectif de notre scénario.

En commençant l’écriture, saviez-vous déjà la tournure tragique qu’allaient prendre les événements ou étiez-vous un peu comme les personnages de votre film, c’est-à-dire dans le suspense ?

Bien sûr on le sait parce qu’il faut bien qu’on le mette en scène mais l’écriture c’est un processus, on avance, on recule, on essaye des choses… Je devrais tenir un journal pour me rappeler exactement des changements ! C’est bien d’écrire à deux car quand vous êtes sûr de quelque chose, l’autre le remet en question, donc on le convainc et puis du coup vous êtes plein de doutes vous-même. Puis c’est lui qui vous convainc que votre idée est la bonne ! C’est un aller-retour incessant…

Vous êtes professeur de cinéma à New York, la fréquentation de jeunes étudiants vous a-t-elle inspiré lors de l’écriture de vos personnages ? Avez-vous des étudiants qui, comme vos personnages, ont des convictions politiques très fortes ?

Night Moves, de Kelly ReichardtJ’en connais des jeunes très politisés, oui… Mais malheureusement pas là où j’enseigne ! Je demande à mes étudiants : « Est-ce que vous n’êtes pas en colère contre quoi que ce soit ? » Et ils me disent : « Mais de quoi parlez-vous ? » Je répète : « Vous n’êtes pas en colère du tout ? » Et eux : « Mais à propos de quoi ? » En réalité, ils sont assez indifférents au monde dans lequel ils vivent… Mais j’ai suffisamment de ce genre d’idées en moi-même, je n’ai pas besoin de demander à qui que ce soit. J’ai une colère très immature en moi ! Et Jon est quelqu’un de plus équilibré, de plus philosophe. Donc c’est un bon mélange ! C’est intéressant de se rappeler précisément le moment dans la vie où l’on devient conscient, où l’on commence à avoir une conscience politique. Pour moi, ça s’est passé à la fin des années 1980 avec l’irruption de la pandémie de sida. Dans mon monde, dans ma vie, c’est ça. Je me souviens que j’étais à un âge où nous focalisions la colère qui était en nous, finalement contre nos parents ou leur monde, leur culture car ils représentaient quelque chose qui avait à voir avec ce contre quoi nous nous battions. En fait, mes recherches se basent sur ma mémoire, mes souvenirs, autrement dit, je suis l’objet de mes propres recherches !

Et est-ce que, plus jeune, vous avez commis des actes terroristes ?

Non, j’ai bien trop peur de la prison ! Le point de départ du film est né de conversations avec Jon Raymond. On se disait : mais pourquoi est-ce qu’on n’est pas si en colère que ça ? Qu’est-ce que l’on fait vraiment ? Et si l’on admettait ce que l’on ne fait pas en regard de l’état désastreux de l’environnement…

On est très frappé par la bande-son et la musique dans votre film, très spécifique selon les décors. C’est par elle qu’on pénètre dans les lieux et elle contient parfois une forme d’ironie…

Jeff Grace est le nom du compositeur et c’était un travail assez long sur la durée avec beaucoup d’allers-retours, on faisait des recherches dès le début. On commençait d’un point de vue assez théorique par l’idée de la séquence et comment il fallait la traiter, quels étaient les sons traduisant cette idée. Il a vu de nombreux montages différents du film et pendant le montage, j’allais le voir chez lui pour travailler, puis il m’envoyait de la musique et j’essayais de l’incorporer au montage et ceci pendant des mois et des mois, car je monte sur une très longue période… Il a commencé très en amont, sur un des tout premiers montages. Et en fait c’est vraiment le dernier collaborateur du film car même après le final cut, lui continue de peaufiner la musique…

Pourquoi avez-vous choisi de monter seule ?

A part le premier, j’ai monté tous mes films seule. C’est agréable une fois qu’on a travaillé en équipe sur le tournage de se retrouver tout seul, de nouveau. Et de s’assurer d’avoir vraiment essayé toutes les options, toutes les possibilités. C’est aussi une façon d’apprendre du film, parce que quand vous montez vos propres images, vous voyez du coup très bien ce que vous auriez dû faire au tournage. Je pense que beaucoup de réponses qu’on cherche quand on met en scène se trouvent au montage, et vous les utiliserez plus tard, vous progresserez. Enfin, si jamais vous avez la chance ensuite de faire un autre film ! Autrement ce n’est que du regret… [elle rit]

Néanmoins, est-ce que quelques amis collaborateurs viennent pendant la phase de montage et voient votre travail en cours ?

Oui. En fait ce sont toujours les mêmes six personnes auxquelles je montre mes films… Jon regarde les différents montages, Todd Haynes, qui est un ami très proche et qui est producteur délégué du film, Larry Fessenden qui lui est réalisateur, a monté mon premier film et m’a appris à monter et quelques autres… Ce sont des gens avec qui, comme une petite communauté, nous partageons beaucoup de choses dans nos travaux, et on fait ça ensemble depuis vingt ans !

 
Night Moves de Kelly Reichardt, avec Jesse Eisenberg, Dakota Fanning, Peter Sarsgaard… Etats-Unis, 2014. Sortie le 23 avril 2014.