Salle n°6 Tchekhov, de Karen Shakhnazarov

 

Salle n°6 TchékhovNous sommes tous des fous en puissance. Tel est le propos du réalisateur russe en adaptant la nouvelle philosophico-dérangeante d’Anton Tchekhov. La salle n°6 est l’endroit où sont isolés les malades mentaux incurables. L’histoire racontée par le romancier est celle d’un médecin qui va s’y retrouver comme patient.

Le film s’ouvre comme un documentaire dans un asile psychiatrique par un plan fixe sur un jeune enfermé depuis des années. Il répond à des questions sur les raisons de son internement. Plusieurs malades (qui ne sont pas des acteurs mais de véritables pensionnaires d’un asile) défileront devant cette caméra immobile et se raconteront. C’est toujours un peu la même rengaine : parents alcooliques, abandon… Les mêmes regards hébétés, le même rêve (“sortir d’ici”). Mais derrière ces questions superflues, l’humain pointe le bout de son nez. Et son cortège de questionnements philosophiques sur la vie, le bien, le mal, le bonheur, Dieu… Comme pour nous dire que les fous ne sont pas si fous. Après ce prologue, la fiction éclot pour nous révéler comment, réciproquement, un homme sain bascule dans la folie. La trame narrative se déploie alors sous nos yeux mais pas de manière linéaire. Le réalisateur évacue d’emblée le suspense : on apprend que le docteur Raguine est devenu un patient et c’est d’abord défait et mutique, qu’on le rencontre. Puis on fait la connaissance d’un autre patient de l’asile, un certain Gromov qui souffre de manie de persécution, un “génie” que le docteur Raguine considérait comme un prophète. Et c’est le point de départ d’un éclatement formel : flashbacks, témoignages, mises en abîme d’images (petits films muets réalisés par un ami du docteur) nous trimballent du passé au présent, du médecin au patient. Les pistes se brouillent, s’entremêlent de manière percutante. Et deux chutes sont révélées : celle de Raguine, lente, presque douce. Ce médecin corrompu et qui a perdu tout intérêt pour ses malades. Puis celle de Gromov, fulgurante. Ce criminel inattendu. La rencontre de ces deux êtres pensants sera l’occasion de joutes verbales (parfois un peu trop denses, un peu trop longues) sur le sens de la vie, la souffrance, la recherche du bien et du bonheur. Le temps de comprendre, comme le clame Raguine, qu’il n’y a ni morale ni logique dans l’enfermement. Cela n’est qu’une simple question de hasard. Idée bien difficile à accepter, mais qui nous interpelle pourtant. Et de nous questionner sur la fragile lisière entre raison et folie. Sur les êtres qui peuplent les hôpitaux psychiatriques en Russie, et ailleurs… On restera troublé par la délicatesse et l’élégance d’une des dernières séquences du film. La “fête du nouvel an” où acteurs professionnels et vrais malades, hommes et femmes se mêlent dans l’embarras, la pudeur et l’innocence pour une ultime danse. Sublime confusion.

 
Salle n°6 Tchekhov de Karen Shakhnazarov avec Vladimir Ilyn, Alexey Vertkov, Alexander Pankratov-Chiorny… Russie, 2009. Sortie en DVD le 5 juin 2012.