Phoenix, de Christian Petzold

 

Phoenix, de Christian PetzoldLa chanteuse Nelly Lenz revient défigurée des camps d’extermination nazis. Après une chirurgie reconstructrice, sa seule envie est de retrouver son mari, Johnny, mais son amie essaie de l’en dissuader. Johnny l’a-t-il trahie ? L’aime-t-il toujours ? Elle le retrouve et veut en avoir le cœur net. Il ne la reconnaît pas mais voit en elle une ressemblance étonnante avec son épouse disparue. Johnny lui demande alors de jouer le rôle de celle-ci afin d’endosser son héritage.

Sur un scénario tordu, dont la prémisse (un mari ne reconnaît pas sa femme, elle devient son propre double…) pourrait d’emblée anéantir toute crédibilité, Christian Petzold livre un film énigmatique, tendu, difficile et aride. Car ce film est aussi fort (émotionnellement, esthétiquement) qu’il est fragile.

Au lieu de livrer une fresque historique épique, très romanesque, ce que le sujet aurait permis, un peu comme La Vie des autres ou Black Book, nous sommes face à un film en demi-teinte. Bien que Phoenix se déroule dans un Berlin en ruines, dont on ne voit d’ailleurs que de brefs aperçus, il n’y a pas de grande scène de reconstitution. Au contraire, les décors sont très simples : une chambre, un appartement en sous-sol… La retenue dont fait preuve le film dans sa tonalité se reflète dans l’image. La vérité dont parle Petzold est celle de cette femme, pas d’une ville ou d’une population. Au lieu de s’attarder sur des détails « authentiques », la caméra scrute le visage de Nina Hoss. Le début du film ne raconte pas autre chose : Nelly et son amie de l’Agence Juive roulent de nuit pour rejoindre Berlin et passent un checkpoint. Un des soldats insiste pour voir le visage de Nelly et lui demande d’ôter ses bandages. Apeurée, elle s’exécute, le soldat est choqué par ce qu’il voit et s’excuse. La pudeur et une certaine austérité, voilà ce qui caractérise la mise en scène de Phoenix : pas de plan sur le visage de Nelly, pas de cris. Juste de la tension et cette impression de voir quelqu’un qui revient littéralement des Enfers…

Phoenix est l’histoire d’un difficile retour à la vie. L’existence de Nelly est un champ de ruines, elle a tout perdu : sa famille, son visage, son mari et d’une certaine façon, son identité même.

Il ne lui reste qu’une chose, une certitude : c’est par l’amour qu’elle pourra renaître, c’est en retrouvant le regard de son mari qu’elle renaîtra parmi les hommes.

N’y a-t-il que l’amour pour restaurer ce que nous fûmes, pour nous relier à l’humanité ? Est-ce forcément la première pierre de cette vaste entreprise de reconstruction de soi ? La beauté de Phoenix et donc sa fragilité est de ne pas crier haut et fort « Oui ». Le film montre une réalité complexe, douloureuse où les silences et la solitude construisent un monde nouveau. Ce n’est pas un mélo aux standards hollywoodiens et c’est ce qui le rend aussi déroutant…

Car il est facile de passer à côté de la richesse thématique et symbolique d’un film qui s’efface à ce point, qui refuse les facilités. Dans Phoenix, différents genres se croisent : c’est à la fois un thriller, un film d’amour, un film de guerre, un drame psychologique, et aussi un conte de fées, mais noir comme la nuit d’où émerge son héroïne… Christian Petzold (et feu son scénariste Harun Farocki) a choisi une voie singulière : ne pas opter pour un genre mais rester fidèle à une chose avant tout, au personnage principal, à Nelly qui incarne à elle seule toutes les contradictions et espoirs, tous les déchirements et les rêves qu’évoquent ce film.

L’œuvre aborde ainsi des grandes questions avec une infime délicatesse, toujours par le prisme de l’intime, de l’identité. Il s’attache à montrer les conséquences de la guerre, ce qu’elle fait : elle crée des fantômes, des inconnus et nous arrache à notre identité – tout est à reconstruire. Il n’y a plus de liens, il n’y a plus qu’un monde au goût de cendres, les ruines d’un passé dont on se sait plus quoi faire.

Nelly n’est plus une femme au début de cette histoire : elle est un spectre. Son visage, ses expressions, son chemin vers la vie n’appartiennent qu’à elle. L’histoire qui se joue ici n’est pas l’Histoire, le choix d’un cadre intimiste prend tout son sens : c’est le sens de l’interrogation même du film. Comment dire ce qui s’est passé dans les camps ? Comment le raconter ? Nelly en est incapable et veut juste retrouver l’homme qu’elle n’a cessé d’aimer tout au long de ce calvaire. Comment montrer une société qui doit se redresser, retrouver son identité ? Le portrait de Nelly est une facette de ce questionnement, une réponse, une histoire parmi tant d’autres.

Phoenix est un film extrêmement « discret » sur un sujet compliqué. Un regard intimiste sur une tragédie dont généralement on parle avec beaucoup d’emphase. Bien que porté par des acteurs et actrices exceptionnels et une réalisation sans faille, subtile et intelligente, on peut facilement ne pas voir les grandes qualités du film, les rater. La scène finale, véritable moment clé, scène de révélation est à ce titre le moment d’excellence le plus « évident » du film. C’est un grand moment de cinéma mais son impact émotionnel, sa réussite sur le plan artistique, est le résultat direct du « travail » mené auparavant – pour le dire de manière factuelle.

C’est un film qu’on a envie de défendre avec ardeur, dont on voudrait crier les vertus, mais trop souvent on crée ainsi de fausses attentes, ou des attentes tout court, ce qui gâche le visionnage. L’émotion qui émane de Phoenix se distille quand on a quitté la salle de projection. On est hanté après coup par des images, des sons, des réminiscences. Tout comme le fantôme qu’est devenu Nina Hoss (une des plus grandes actrices d’aujourd’hui), on devient une figure déracinée, arrachée à son milieu et jetée dans un monde illisible, menaçant.

Car au-delà de la métaphore avec la grande histoire, Phoenix est un film qui parle de cinéma, ce monde étrange, peuplé par des spectres qui n’existent que le temps d’une projection et qui nous transforment, spectateurs en spectres, nous qui devons retrouver nos identités après avoir endossé celles des personnages à l’écran. Est-ce l’amour, le lien qui nous relie au réel ? Notre fil d’Ariane ? Tout comme la réponse est ambiguë pour chacun, la fin de Phoenix est à la fois limpide et chargée de mystère.

 
Phoenix de Christian Petzold, avec Nina Hoss, Ronald Zehrfeld, Nina Kunzendorf. Allemagne, 2014. Sortie le 28 janvier 2015.

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