Du rire à la terreur
« Désolée de m’imposer dans tes vacances. Ma mère a pensé que cela me ferait du bien… » s’excuse Alicia, jeune étudiante américaine au regard fragile, dans une salle de bains qui ne lui appartient pas, dans un pays qu’elle ne connaît pas : le Chili. Ce sera son premier voyage hors du territoire US. Sa cousine, Sara, la rassure. Elle se dit folle de joie de passer ces vacances avec Alicia et de lui présenter ses amis chiliens… Le spectateur ignore déjà quelque chose, on ne lui dit pas tout. Quels sont les problèmes d’Alicia ? Pourquoi Sara, elle, n’y fait aucune allusion ?
Le spectateur devient très actif et le restera pendant les trois quarts du film, jusqu’à ce qu’il se sente littéralement impuissant. Sebastian Silva, le cinéaste, s’amuse à nous mener par le bout du nez, nous faisant passer d’un point de vue à un autre sans jamais tout nous dévoiler. Sara doit s’absenter subitement pour un examen de fac imprévu (on comprendra par la suite qu’il s’agit d’un avortement) et son amie Alicia va devoir rester seule avec les trois autres copains chiliens : Brick, Augustin et Barbara. Alicia s’isole du groupe et tombe dans la paranoïa… Sebastian Silva entame alors le portrait d’une jeune fille souffrant des premiers symptômes de schizophrénie. Seulement, tous ces jeunes adolescents un peu cruels s’amusent avec elle comme ils s’amuseraient avec n’importe quelle nouvelle fille un peu timorée et facile à manipuler. Le cinéaste ne cherche pas à dénoncer une insensibilité ou un manque de conscience ; son point de vue se promène et ne juge pas. Il nous parle en fait d’un « ratage ». Les personnages vont rater les signes de la maladie d’Alicia. Ils n’ont pas les antennes pour les décoder, trop pris dans leurs propres problématiques : l’homosexualité de Brick, l’avortement du bébé d’Augustin et Sara… L’adolescence est une période où les bouleversements intimes sont tels qu’ils rendent aveugles. Et comme ces adolescents un peu bêtes, nous rions à ces jeux bizarres qui pourraient être innocents.
La manière dont ces sublimes paysages du sud du Chili sont filmés et dont la nature et les animaux qui la peuplent sont présents par le son (piaillements continus d’oiseaux, geignements de chien galeux…) nous plonge dès le début dans une réalité teintée d’onirisme, écartant nos mécanismes de pensée rationnelle. La scène d’hypnose par exemple, aussi improbable soit-elle, fonctionne formidablement bien. Le réalisateur dit s’être inspiré du Locataire de Roman Polanski et l’on comprend très bien pourquoi. La réussite du film est de parvenir à nous glisser dans le point de vue d’une jeune schizophrène. De simples craquements de chips dans la bouche d’une autre deviennent terrifiants… Nous adhérons à l’hypersensibilité de la jeune femme et à l’altération de sa perception. Sebastian Silva jette le spectateur dans la confusion, et le manque de repères et d’informations suscite chez lui un fort sentiment d’inquiétude. La dernière partie du film, qui engage des pratiques chamaniques, est la plus terrifiante mais il n’en sera rien révélé ici…
Quel public ce long-métrage parviendra-t-il à attirer dans les salles ? Il obéit en apparence à tout ce qu’il faut pour qu’un film fasse recette : de jeunes acteurs hollywoodiens montants, Juno Temple, Emily Browning, Catalina Sandino Moreno, Michael Cera et un pitch façon teen-movie d’horreur, genre très apprécié par le grand public… Seulement comment réagiront les premiers spectateurs face à ces déroutants personnages d’adolescents si étranges ? Avec toutes les audaces et l’intelligence que comporte ce Magic Magic, on lui souhaite de toucher très large.
» Lire l’interview de Sebastian Silva à propos de Magic Magic
Magic Magic de Sebastian Silva, avec Juno Temple, Michael Cera, Emily Browning… Chili, Etats-Unis, 2013. Présenté à la 45e Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes.
» Retrouvez tout notre dossier dédié au 66e Festival de Cannes