La Loi du marché, de Stéphane Brizé

 

L'affiche de La Loi du marchéThierry (Vincent Lindon), 51 ans, 20 mois de chômage.
La Loi du marché s’ouvre sur une scène au réalisme cru dans laquelle sourd la colère. Un agent du Pôle emploi propose à Thierry une énième formation. Thierry vient d’en achever une de grutier, recommandée il y a quelques mois par un autre agent. Aucun débouché. En quelques phrases, quelques silences et quelques mots qui restent coincés au fond de la gorge, on comprend que les formations proposées par l’agence ne correspondent pas aux réalités du marché. Thierry proteste, râle, s’agace. Le discours en face est rodé, récité. L’agent, tout aussi désœuvré que Thierry. C’est l’impasse.

Pour approcher au plus près le cœur de la matrice, Stéphane Brizé enchaîne des scènes en temps réel : de longs plans-séquences comme autant de fenêtres ouvertes sur la brutalité du système. Thierry passe un entretien d’embauche sur Skype et les questions claquent comme des coups de fouet. Mais il faut bien répondre pour avoir une chance de se vendre, non ? Thierry file à la banque pour gérer son découvert. Thierry veut vendre son mobile-home pour se remettre à flot… Et finalement Thierry retrouve du travail comme agent de sécurité dans un supermarché.

Cahier des charges ? Observer, surveiller, traquer le moindre vol. Pas convaincu par la mission, il s’applique. “Fait le job”, comme on dit. L’occasion pour Brizé de dérouler sa galerie de personnages, comme autant de victimes de la crise et d’un système qui broie tout sur son passage. C’est le petit vieux qui vole deux barquettes de viande rouge, le jeune qui choure une recharge d’i-Phone, ou la caissière qui pique des coupons de réduction…

Tous ceux qui sont pris la main dans le sac filent en salle d’interrogatoire. Le système bien huilé les colle dos au mur. Face à la proie parquée, Thierry reste souvent dans le cadre de la porte, recule d’un pas… En retrait, se méprisant un peu, beaucoup, de plus en plus. Brizé fixe Lindon, le regarde regarder et saisit son incroyable façon d’être là sans y être – ou plutôt d’être là en se demandant pourquoi. Plongé au milieu de comédiens amateurs, l’acteur disparaît dans son rôle. Imposant de discrétion.

Avec son flot d’images et de dialogues, faisant corps avec son sujet, La Loi du marché avance sans répit sur la terre des humiliés. Pas de fausse note, pas de misérabilisme pour cette âpre chronique sociale. Un grand film politique qui pose des noms et des visages sur ce que l’on appelle la violence sociale ordinaire. Vigiles, banquiers, fonctionnaires, caissiers… tout le monde a ses raisons dans ce marché qui détruit physiquement et psychologiquement les travailleurs. Brizé jamais ne juge. L’enjeu est de montrer.

C’est l’histoire d’un homme plongé dans un système qui mâche et recrache ses ouailles. L’histoire d’un homme qui puise dans ce qu’il lui reste d’amour propre pour faire face aux humiliations quotidiennes. L’histoire d’un homme, de sa valeur, de ses valeurs. L’histoire d’un film qui capture la brutalité des mécanismes et des échanges qui régissent notre société et interroge sérieusement notre dignité.

 
La Loi du marché de Stéphane Brizé, avec Vincent Lindon, Karine de Mirbeck, Matthieu Schaller, Xavier Mathieu… France, 2015. Sortie le 20 mai 2015. En compétition au 68e Festival de Cannes.

_____________________________________________________________________________________

Ce qu’on avait écrit avant de venir au 68e Festival de Cannes…

Qui ?
Stéphane Brizé est un peu la surprise française de cette sélection. Son nom n’est pas sur toutes les lèvres du cinéma français, et pourtant il a signé quelques jolis succès, comme Je ne suis pas là pour être aimé, pas de deux entre Patrick Chesnais et Anne Consigny sur un air de tango, Mademoiselle Chambon, les touchantes retrouvailles du couple Lindon-Kiberlain et la séduction timide entre une instit et un maçon, ou Quelques heures de printemps et les difficiles relations entre une mère (Hélène Vincent) et son fils (Vincent Lindon, encore) confrontés à la maladie et au suicide assisté. Cinéaste des non-dits, s’attachant aux détails, Stéphane Brizé préfère les sentiments aux grands discours, tout comme ses personnages plutôt taiseux. Si ses films traversent des questions sociales – l’ultramoderne solitude, les différences culturelles et sociales dans un couple, la fin de vie – elles n’en sont jamais le sujet, mais plutôt le cadre dans lequel le réalisateur pose ses personnages. Il ne suscite pas le débat, mais les présente comme l’une des données presque immuables de ces relations souvent complexes, approchées avec délicatesse. Parfois trop.

Quoi ?
Changement de braquet pour La loi du marché ? Le titre met explicitement les pieds dans le plat et le pitch nous promet un « dilemme moral » pour ce chômeur de longue durée – Vincent Lindon encore et toujours – qui retrouve le chemin de l’emploi. Oui, mais à quel prix, semble-t-on nous objecter, avec cette histoire d’agent de sécurité d’un supermarché, chargé de veiller aussi et peut-être surtout sur ses collègues. Autour de Vincent Lindon, des acteurs non professionnels et Xavier Mathieu, le syndicaliste CGT de Continental qui commence à creuser son sillon dans le septième art. A l’image, un chef-opérateur venu du documentaire. Un manifeste de cinéma-vérité, signe que Stéphane Brizé prendrait enfin son sujet à bras le corps ? Au scénario, il fait en tout cas une infidélité à Florence Vignon, avec qui il a écrit Mademoiselle Chambon et Quelques heures de printemps, et s’entoure d’Olivier Gorce, qui a signé des films plus ancrés dans les questions sociales : Violence des échanges en milieu tempéré, Omar m’a tuer, De bon matin, par exemple. Stéphane Brizé peut surprendre.

Mots-clés : ,