Rencontre avec Oh Seung-uk

 

Melville en Corée

The Shameless, de Oh Seung-ukEn 2000, il avait réalisé Kilimanjaro, un polar singulier. Quatorze ans après, soit pas mal de scénarios écrits pour les autres, de cours de cinéma donnés, d’articles de cinéma rédigés, Oh Seung-uk revient à la réalisation avec The Shameless, l’histoire d’un policier qui se rapproche d’une femme, interprétée par la belle Jeon Do-yeon (Secret Sunshine, The Housemaid), en vue de retrouver et d’arrêter son amant. Un film noir à l’intrigue amoureuse retorse, puzzle original issu des multiples influences du metteur en scène coréen. Rencontre.

 
Vous avez déclaré que l’écriture du scénario de The Shameless avait été influencée par Un flic, de Jean-Pierre Melville ?

Oui, je suis un grand fan de Melville ! Dans Un flic, il y a un rapport triple entre Catherine Deneuve, Alain Delon et les criminels. Mais c’est la relation entre le personnage d’Alain Delon et les criminels qui est la plus importante. Je me suis demandé ce que ça donnerait en accentuant la relation entre Catherine Deneuve et Alain Delon, je voulais savoir jusqu’où ça irait. Et c’est comme ça que The Shameless est devenu une variation d’Un flic. Ca s’est construit au fur et à mesure : j’ai commencé à écrire le scénario sans penser à Un flic, puis j’y ai vu une ressemblance qui m’a inspiré. Il faut dire que j’aime beaucoup Alain Delon !

Et de manière générale, quelles sont vos autres sources d’inspiration ?

Dashiell Hammett, Raymond Chandler, les recueils de nouvelles d’Ernest Hemingway… Ce sont des choses qui m’inspirent beaucoup. Mais quand j’écris un scénario, je ne pars jamais d’une image d’un film : je pars toujours d’une expérience réelle que j’ai vécue ou qui a été vécue par mon entourage.

L’histoire de The Shameless provient d’une expérience réelle ?

The Shameless, de Oh Seung-ukEn partie ! Quand j’ai écrit le scénario, j’ai passé du temps avec des gens de la mafia, avec des policiers, avec des hôtesses de bar… Parmi les scènes qui figurent dans mon film, beaucoup sont réelles, je les ai vues de mes propres yeux. Par exemple, la scène dans laquelle Kim Hye-kyung [jouée par Jeon Do-yeon, ndlr] se bagarre avec les clients, c’est une scène à laquelle j’ai réellement assisté. Le personnage de Jung Jae-gon [Kim Nam-gil, ndlr] est lui-même composé de plusieurs personnes que je connais, et aussi d’une partie de moi. La scène dans laquelle Jung Jae-gon sort du restaurant et demande « A qui tu dis merci ? » m’est vraiment arrivée !

Les policiers corrompus, c’est une réalité en Corée ?

Quand vous regardez un polar hongkongais, vous voyez toujours des règlements de comptes armés dans la rue… Pourtant ça n’arrive pas tous les jours là-bas. En Corée c’est la même chose. Tous les policiers ne sont pas corrompus, mais il travaillent dans un environnement pervers, fait de criminels, de prostitution, de magouilles. Au bout d’un certain temps, ils ont du mal à différencier le bien du mal. C’est ce qui me plaît en tant que réalisateur, ça ouvre beaucoup de perspectives.

Le personnage de Kim Hye-kyung n’est pas l’archétype de la femme fatale telle qu’on la voit généralement dans les films noirs…

Les films américains des années 1940 et 1950 ont parfaitement saisi l’image de la femme fatale, donc ça ne m’intéressait pas de décrire cela à nouveau. Je voulais montrer l’image d’une femme qui souffre beaucoup de la vie, et qui garde sa dignité malgré tout ce qu’elle endure.

C’est surtout une femme amoureuse, dans le sens où tout ce qu’elle fait, elle le fait par amour…

Absolument. Je voulais me concentrer sur cet amour qu’elle donne sans pour autant réaliser un mélodrame. Je pense qu’en injectant une petite touche de réel dans le film de genre, ça change la donne, ça surprend. C’est ce qui me plaît – j’avais d’ailleurs fait la même chose pour mon premier film, Kilimanjaro.

En écrivant le scénario, vous aviez déjà l’actrice Jeon Do-yeon à l’esprit ?

The Shameless, de Oh Seung-ukNon ! Après avoir fini d’écrire le scénario, je ne savais absolument pas qui allait jouer ce rôle ! J’avais prévu d’envoyer mon scénario à toutes les actrices coréennes, en ayant peur qu’elles disent toutes non. Et puisque j’allais l’envoyer à toutes les actrices, je me suis dit : « Autant commencer par la meilleure ! » Jeon Do-yeon l’a reçu en premier, et elle a dit oui. Elle ne voulait surtout pas que le rôle aille à quelqu’un d’autre !

 
 
The Shameless (Mu-roe-han) de Oh Seung-uk, avec Jeon Do-yeon, Kim Nam-gil, Park Sung-woong… Corée, 2015. En sélection Un Certain Regard 2015.