Husbands, de John Cassavetes

 

Une comédie sur la vie, la mort et la liberté

Peter Falk, Ben Gazzara, John Cassavetes et David Rowlands dans HusbandsHusbands de John Cassavetes édité en DVD ! (1) Quelle riche idée, signée WildSide, que de remettre à l’honneur ce qui demeure comme l’un des plus beaux fleurons du cinéma indépendant américain et qui résonne encore aujourd’hui comme une fantastique affirmation de la vie. Réalisé par celui qui fit de toute son œuvre une quête ininterrompue de liberté et de spontanéité, ce cinquième long-métrage occupe une place particulière dans le parcours du cinéaste. Pour la première fois, John Cassavetes réunit ceux qui seront amenés à devenir ses fidèles joyeux drilles, ses complices de toujours : Peter Falk et Ben Gazzara.

A la croisée des chemins entre néoréalisme italien et Nouvelle Vague française, Husbands retrace la fuite en avant de trois quadragénaires qui, après la mort prématurée d’un de leurs amis, voient se lever le voile des illusions et se révéler la réelle vacuité de leur existence. Ravagés, se refusant à reprendre une vie ordinaire, Archie (Peter Falk), Harry (Ben Gazzara) et Gus (John Cassavetes) décident alors de se soustraire à leurs responsabilités de maris et de pères de famille pour prendre la clé des champs. D’un bar new-yorkais à la chambre d’un hôtel londonien, Husbands déroule l’histoire de cette longue et tendre errance de trois amis à la dérive qui se retrouvent soudain confrontés à leurs mensonges et à la fiction de leur quotidien.

1970 : Cassavetes, Falk, Gazzara réunis pour un film, c’est une première. On l’a dit. Mais c’est une première également de voir Cassavetes se dédoubler, passer à travers le miroir pour se mettre lui-même en scène. Une façon de figurer encore un peu plus sa volonté de projeter sur pellicule ses réflexions autour de la mise en scène, de l’interprétation ou de la place de l’acteur. A l’image de cette joyeuse beuverie dans un bar new-yorkais où Harry (Ben Gazzara) persécute une femme lors d’un concours de chansons, exigeant d’elle davantage de sincérité. “Faux, faux ! Sans passion, crie-t-il, (…) Mets-y de l’âme. (…) Ca doit sortir du cœur.” La mise en abyme du metteur en scène bousculant son acteur est évidente. La séquence est tout simplement admirable.

Cassavetes a toujours placé l’acteur au centre de toutes ses créations mais peut-être ici davantage encore. “Depuis le début de Husbands, j’ai décidé que les acteurs n’allaient pas porter le chapeau, qu’ils ne seraient pas entravés ni amoindris par les embûches commerciales habituelles. Le contrat moral était d’être avec les acteurs, et les techniciens pouvaient aller se faire voir. A bas la technique, au diable les sensibilités, écrire n’a aucun sens, c’était ça le marché.” (2) Avec Ben et Peter à ses côtés, Cassavetes prône donc la liberté absolue, favorisant la fraîcheur et l’instinct. Jamais complaisant, toujours impitoyable avec la psychologie de ses personnages, torturés et complexes. Il dépouille les acteurs de leur technique, les contraignant à trouver leurs vérités, à révéler leur vulnérabilité et à la cracher à la caméra. L’espace d’une scène, chacun d’eux a alors la sensation que le film leur appartient. Chez Cassavetes, ce sont les acteurs qui font le film, pas la caméra.

Archie :
Ce qui me tracasse vraiment… c’est… un besoin terrible, une angoisse… […] On est sur terre pour ressentir quoi ? Ce que je ressens, moi, je sais pas ce que c’est. Il faut que je le sache parce que… c’est un besoin… et un… sentiment d’angoisse…

Gus :
… de culpabilité…

Archie :
C’est terrible…

Concours d'abdos pour les quatre personnages de HusbandsMais l’improvisation n’est qu’apparente. Tout est réfléchi bien que toujours spontané, baignant ainsi le film dans une atmosphère de mystère, de confusion mélancolique.

Avec Husbands, John Cassavetes abandonne pour la première fois son noir et blanc expressionniste, celui de Shadows ou de Faces, pour passer à la couleur. Une révolution qui permet au cinéaste d’explorer de nouvelles façons de découper le temps et l’espace. Le premier se dilate alors que le second se resserre. Dans de longs plans-séquences, Cassavetes filme au plus près des visages, “enfermant” ses personnages dans toute une série d’espaces exigus. L’intérieur d’un taxi, une rame de métro, un bar new-yorkais, des toilettes, une chambre d’hôtel. Cassavetes semble observer autant les tourments de ses personnages que ses acteurs se débattre avec leurs émotions. Le spectacle est total.

Il y a dans Husbands cette idée essentielle que faire un film c’est “faire entrer toute une vie d’émotions et de pensées dans une capsule de deux heures, [...] et pendant ces deux heures, on espère que le public oubliera tout et que le celluloïd changera des vies”. (3) Une réflexion existentielle du metteur en scène que l’on retrouve chez Archie, Harry et Gus qui, pendant leur trois jours d’égarement, ont espéré se rêver autrement.

Husbands, comme toutes les œuvres passées et à venir de John Cassavetes, nous parle d’amour. D’un amour absent, perdu, à portée de main, ou tout bonnement inaccessible. Et lorsque son ami Peter Falk lui demande : “De quoi parle Husbands, au fond ?”, le cinéaste lui répond : “Je crois que quand ton personnage sera devenu vieux, et qu’il voudra une bonne histoire pour ses petits-enfants, il pourra leur raconter la fois où, à la mort d’un de ses amis, il est parti en Angleterre pendant trois jours, il a joué au casino et rencontré des filles.” (4)

 
Husbands de John Cassavetes, avec John Cassavetes, Peter Falk, Ben Gazzara… Etats-Unis, 1971. Sortie DVD le 4 avril 2012.


(1) Outre la version exploitée au cinéma, le coffret contient également une version longue (avec une dizaine de minutes en plus… mouais), mais surtout un excellent documentaire inédit réalisé par Doug Headline, Anything for John (1h30), ainsi qu’une conversation complice entre Peter Falk et Al Ruban (36′), l’ami et producteur de John Cassavetes.
(2)
Positif n°431, janvier 1997.
(3) Idem.
(4) Extrait de la conversation avec Peter Falk et Al Ruban, présente sur le troisième DVD du coffret édité par WildSide.