La Soif du mal, d’Orson Welles

 

Duel shakespearien

Une affiche d'époque de La Soif du mal d'Orson WellesAvec La Soif du mal, désormais disponible dans sa version director’s cut, Orson Welles, enfant prodigue d’Hollywood, signait son retour après dix ans d’interdiction de cité dans les studios californiens. Exilé en Europe, Universal lui ouvre à nouveau ses portes en 1957, non sans quelques chuchotements méfiants, pour réaliser l’une de ses pièces maîtresses.

Marginalisé par sa culture cosmopolite, la précocité de son génie et ce goût intarissable pour l’expérimentation, Orson Welles, c’est un peu l’archétype de l’artiste qui agace de son vivant mais que l’on porte en gloire dès lors qu’il n’est plus là pour agacer. Son cinéma, il le voulait indocile, extravagant, débridé. Alors forcément, du côté des portefeuilles, ça grinçait souvent des dents. La carrière du cinéaste est jonchée de projets inachevés : scénarios refusés, tournages suspendus, montages remaniés, dénouements modifiés. Pour André Bazin (dont l’ouvrage Orson Welles, édité par la Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, a servi de référence à cet article), Orson Welles était un “homme de la Renaissance dans l’Amérique du XXe siècle”, un artiste anachronique, libre et insaisissable. Ce n’est donc pas sans une certaine frilosité qu’Universal contacte Welles en 1957 au sujet de l’adaptation au cinéma du roman policier de Whit Masterson Badge of Evil.
 

Heureuse méprise

Orson Welles fait donc son retour à Hollywood. Pour autant, pas question pour les producteurs de lui donner les rênes. Pour eux, il ne s’agit que d’une simple contribution d’acteur. Et pour le rôle principal, ils verraient bien un Charlton Heston, tout juste béatifié pour son incarnation de Moïse dans Les Dix Commandements (Cecil B. DeMille, 1956). Alors pour obtenir les faveurs de l’Elu, on lui évoque la présence de Welles sur le tournage. Comprenant qu’il s’agit de la mise en scène, le géant d’Hollywood accepte le projet à cette seule condition. Et on ne dit pas non à Moïse ! Pris à leur propre jeu, les studios n’ont plus d’autre choix que de confier la réalisation au cinéaste fantasque. L’aubaine est trop grande pour Welles qui accepte bien évidemment. Pour autant, pas question pour lui de faire le dos rond… A son tour de poser ses conditions : pouvoir reprendre entièrement le scénario qu’il estime “parfaitement nul” (1). L’affaire est entendue.

Et c’est donc sur ce quiproquo providentiel que l’auteur de Citizen Kane se retrouve aux commandes d’une nouvelle production hollywoodienne avec Charlton Heston en tête d’affiche.

Plus de trois semaines durant, Welles malmène le script dans tous les sens. Et comme pour La Dame de Shanghai (1948), il réalise sur cette banale histoire policière une incroyable transplantation, faisant éclater de l’intérieur le roman de Whit Masterson dont il prétendra ne pas avoir pris connaissance. De cette simple commande, Welles allait faire un film complexe et personnel. Et de ce petit roman de série noire, une réflexion vertigineuse sur la morale, la justice et la loi.
 

“L’innocence dans le péché”

Hank Quinlan, alias Orson WellesLos Robles, une ville frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Une explosion, un attentat à la voiture piégée dans lequel périssent un notable de la ville et une strip-teaseuse. Une enquête est ouverte. Elle met aux prises une vieille huile véreuse de la police locale, Hank Quinlan (Orson Welles), et un haut fonctionnaire intègre de la police mexicaine, Ramon Miguel Vargas (Charlton Heston), en voyage de noces avec sa jeune épouse américaine, Susan Vargas (Janet Leigh).

L’échiquier est en place. D’un côté le cavalier droit dans ses bottes, de l’autre, le fou corrompu. L’opposition paraît évidente entre le bon et son rival, à la fois brute et truand, sale et gangrené par l’alcool. Une dichotomie que vient renforcer le contraste physique entre les deux acteurs : un Charlton Heston athlétique et un Orson Welles monumental et puissant, presque monstrueux. Entre leurs compagnes respectives également. D’un côté Susan (Janet Leigh), jeune et blonde avec l’avenir devant elle. De l’autre Tana (Marlène Dietrich), la tenancière vieillissante et brune, une ombre du passé auprès de laquelle Quinlan vient encore se confier.

Mais peu à peu, ce manichéisme primaire se dissout. Se transforme. S’inverse. Orson Welles déplace le conflit moral apparemment évident vers une ligne de partage nettement plus équivoque. Une ambiguïté que souligne le cadre lugubre de cette ville frontière, où les personnages passent d’un côté à l’autre aussi aisément que l’on passe de l’intégrité à la corruption. De l’innocence à la culpabilité. Ainsi l’inquiétant Quinlan n’est pas aussi mauvais qu’il en a l’air. Bien qu’effrayant physiquement, l’est-il moralement ? Oui et non selon André Bazin : “Oui, puisqu’il est coupable d’aller jusqu’au crime pour se défendre ; non, parce que d’un point de vue moral plus élevé il est, par certains côtés du moins, au-dessus de Vargas l’honnête, le juste, l’intelligent mais à qui échappera toujours un sens de la vie que je dirai shakespearien.” (2) Quinlan est de ces êtres à qui le droit commun ne peut s’appliquer, un de ces “hommes extraordinaires” dont le Raskolnikov de Dostoïevski défendait le devoir de vivre en dehors des lois pour le bien de l’humanité. Pourtant à travers lui, Orson Welles ne cherche pas à plaider “la grandeur dans le mal (…), mais l’innocence dans le péché, la faute ou le crime” (3). Et à travers eux, à interroger notre propre morale. La justice peut-elle exister indépendamment de la loi ? Notre besoin de justice se comble-t-il aux dépens de notre conscience et de notre liberté ?
 

Un film baroque

La Soif du mal nous représente un monde usé et pourrissant. Un monde dégénérescent qui refuse de mourir, exhibant à outrance tout ce qui lui reste. A l’image de ce Quinlan, cet “ancien alcoolique qui suce des bonbons pour résister à la tentation du whisky” (4). Une épave toute boursouflée qui s’obstine à ne pas sombrer.

Alors Orson Welles force le trait, caricature, parodie. Il pousse le réel dans ses retranchements, jusqu’à flirter avec le fantasmagorique. Il gribouille les grilles de lecture de la “série noire” pour développer sa propre rhétorique, toute en exubérance. A l’image de la séquence d’ouverture, véritable prouesse technique à la virtuosité exorbitante : un plan-séquence minutieusement rythmé de plus de trois minutes, un fantastique travelling sur grue à travers lequel le réalisateur laisse apparaître toute la démesure de cet univers crépusculaire.


 
Dans un noir et blanc éclatant, il façonne ses personnages, révèle leurs obsessions et leurs traumatismes. Les ombres sont inquiétantes, les lumières, perverses. Avec sa courte focale de 18,5 mm, Welles étire les perspectives, augmente la profondeur de champ et accélère les mouvements des personnages dans le cadre. Une mobilité qui se mêle à un montage extrêmement fragmenté (alors que les canons hollywoodiens favorisent la continuité).

Excessif, agité, baroque, La Soif du mal apparaît comme l’accomplissement de toutes les recherches antérieures en matière de prise de vue et de découpage, faisant du film un aboutissement artistique, où le style crée le sens.
 

Un film maudit

Image de La Soif du mal d'Orson Welles“(…) pour mon style, pour ma vision du cinéma, explique Orson Welles, le montage n’est pas un aspect, c’est l’aspect. (…) Le seul moment où l’on peut exercer un contrôle sur le film (…). C’est toute l’éloquence du cinéma que l’on fabrique dans la salle de montage.” (5) Une ultime étape dont le réalisateur va pourtant se voir privé. Non satisfaits du prémontage, les studios Universal décident de lui retirer tout droit d’intervention et engagent un nouveau monteur, Harry Keller. Plusieurs scènes sont réécrites. De nouvelles prises sont tournées. Orson Welles rédigera en vain un rapport de cinquante-huit pages dans lequel il fait part de son amertume et conjure les studios d’appliquer ses suggestions. De sauver son film du naufrage. Mais rien n’y fera. A sa sortie en 1958, La Soif du mal est réduit de 108 à 93 minutes. Il faudra attendre près de quinze ans avant que le film ne retrouve certaines de ses images originelles. Et ce n’est finalement qu’en 1992 qu’un ultime montage est entrepris dans le respect des indications écrites d’Orson Welles.

 
Tout en l’inscrivant dans la grande tradition du film noir, Orson Welles a su transcender le genre et restituer une pièce singulière, une véritable tragédie shakespearienne, bien loin du simple thriller de série B imaginé par les tôliers de la production. Ce qui fut sa dernière contribution au cinéma hollywoodien apparaît comme un formidable manifeste de la technique cinématographique, de la structure du récit au montage, en passant par les décors, les maquillages et les mouvements de caméra.

Et François Truffaut de conclure, enthousiaste : La Soif du mal nous réveille et vient nous rappeler que parmi les pionniers du cinéma il y eut un certain Méliès, un certain Feuillade. C’est un film magique qui nous fait penser aux contes de fées : La Belle et la bête, Le Petit Poucet, et aux fables de La Fontaine. C’est un film qui nous humilie un peu parce qu’il est celui d’un homme qui pense beaucoup plus vite que nous, beaucoup mieux et qui nous jette à la figure une image merveilleuse alors que nous sommes encore sous l’éblouissement de la précédente. D’où cette rapidité, ce vertige, cette accélération qui nous entraîne vers l’ivresse. Qu’il nous reste toutefois suffisamment de goût, de sensibilité et d’intuition pour admettre que cela est grand et que cela est beau.” (6)

 
(1) Moi, Orson Welles, Orson Welles, Peter Bogdanovich, Belfond, 1992, p.315.
(2)
Orson Welles, André Bazin, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1972, p.126.
(3) ibid.
(4) ibid., p.127.
(5) ibid., p.142.
(6) Extrait d’un article de François Truffaut paru le 4 juin 1958 dans la revue
Arts.