Border, d’Ali Abbasi

 

Aux frontières du réel

BorderA son poste-frontière, Tina sent les gens qui passent. Au sens premier. Elle les renifle, elle sent leur honte, leur peur, leur culpabilité. Et à chaque fois, la jeune femme sans prétention, au physique plus qu’ingrat, fait mouche. De l’alcool passé en douce aux cartes mémoire remplies de photos pédo-pornographiques planquées dans les téléphones, rien ne lui échappe. Sa seule erreur, un homme, Vore, qui lui ressemble étrangement, mais ne semble rien avoir à se reprocher. Elle est intriguée – qui ne le serait pas – et attirée par cet homme bizarre. Impossible d’en dévoiler plus sur ce film, tant il est riche et surprenant, sans lui faire perdre sa saveur. Car on est sans cesse dérouté par ce Border, sans cesse décontenancé, amusé ou effrayé. Tous les genres se mélangent avec une fluidité bluffante, entre romance improbable – avec sûrement une scène de sexe totalement inattendue -, comédie et thriller. La force de Border est de ne jamais s’arrêter. Lorsque l’on pense avoir saisi les enjeux du film, d’autres pistes s’ouvrent, de plus en plus sombres, et toujours entremêlées, si bien que le climax ne retombe jamais. Ce faisant, sous ses airs légers de film de genre réinventant les légendes nordiques, Border – adapté d’une nouvelle de John Ajvide Lindqvist, déjà auteur de Morse – aborde les thèmes de la différence de manière bien plus percutante que certains films un peu lénifiants vus sur la Croisette depuis deux jours. Avec leurs physiques particuliers, ces deux personnages ont chacun leur réponse au regard des autres. L’une s’est inscrite dans la société, et même si elle y est effacée, soumise à un mari peu avenant, elle y a sa place. L’autre s’est marginalisé, cultive et revendique sa différence, au détriment des autres. Deux choix – qui n’en sont d’ailleurs pas forcément – et deux visions de la société qui se confrontent, s’attirent, se rejoignent, se séparent pour, peut-être, finir par se confondre. Une réflexion aussi brillante que troublante.

 
Border (Gräns) d’Ali Abbasi, avec Eva Melander, Eero Milonoff, Jörgen Thorsson. Suède, Danemark, 2018. Prix Un Certain Regard au 71e Festival de Cannes.