Berberian Sound Studio, de Peter Strickland

 

Berberian Sound Studio, de Peter Strickland“Bienvenue dans un nouveau monde sonore”, s’exclame Santini (Antonio Mancino), patron du sordide Berberian Sound Studio (studio de postproduction) qui accueille tel un messie Gilderoy (formidable Toby Jones), ingénieur du son introverti à la silhouette discrète, tout droit débarqué d’Angleterre pour assurer le mixage de la dernière production Santini, The Equestrian Vortex (Le Vortex équestre). Une sombre histoire de prêtres torturant des sorcières, à la recherche des stigmates du Malin… Oui, petite précision chronologique : nous sommes en Italie en 1976 et le giallo vit alors ses heures de gloire. Le giallo, c’est, à l’origine, l’équivalent littéraire de la Série noire française mais qui, transposé au cinéma, a développé ses propres codes pour devenir un genre à part entière. Celui d’un cinéma d’exploitation à la confluence de l’horreur, de l’érotisme et du polar, favorisant souvent la forme au détriment du scénario. Des réalisateurs comme Mario Bava ou, plus tard, Dario Argento en ont écrit les plus “belles” pages… Voilà donc notre pauvre Gilderoy, plus habitué à l’ambiance champêtre du documentaire naturaliste, qui se retrouve plongé dans un univers inconnu, entre violence et décadence : un réalisateur libidineux, des femmes en cabines simulant des cris d’horreur, de pauvres quartiers de pastèques violemment tailladés à la machette en guise de bruitages… L’atmosphère est poisseuse, hostile, asphyxiante. Confronté à ce milieu dont il ignore tout, Gilderoy devra affronter ses plus profondes angoisses…

Le montage de Strickland est acéré, les cadres précis, les images léchées. Mais au-delà de la seule immersion visuelle dans l’envers du décor de ces productions des années 1970, Peter Strickland a tenu à en soigner la reconstitution sonore, rendant par la même occasion un véritable hommage aux bonnes vieilles techniques de l’enregistrement analogique. Le “clac” des machines mises sous tension, la course folle de la pellicule sur les bobines, le frétillement de l’aiguille du modulomètre sont autant de totems sonores qui scandent le film d’un bout à l’autre. Berberian Sound Studio se regarde d’abord avec les oreilles. Le rythme y est hypnotique. On avance dans le récit par cercles concentriques. Il y a le film dans le film. La réalité de la vie du studio qui se mêle à la fiction de ce Equestrian Vortex (vortex“spirale”, “tourbillon”). Et la frontière entre les deux qui se brouille en même temps que Gilderoy se laisse inexorablement envahir par ses démons.

“Ce n’est pas un film d’horreur. C’est un film de Santini”, nous précise-t-on. Effectivement, si l’horreur est au centre du scénario de Peter Strickland, son film n’a rien d’horrifique. Le cinéaste utilise le genre comme un prétexte pour une variation sur ses règles et ses codes. On ne verra rien de ce giallo sur lequel travaille Gilderoy. Un choix judicieux qui nous enferme ainsi encore un peu plus dans ce huis clos poisseux et malsain. Où se situe ce Berberian Sound Studio ? Dans quelle région ? Quelle ville ? Aucune indication n’est délivrée. Le spectateur est maintenu dans le flou le plus total. On ne voit pas Gilderoy en pousser la porte d’entrée comme on ne le verra d’ailleurs jamais en sortir. Et on en vient même à douter de sa propre existence lorsque, se rendant à l’accueil pour la énième fois au sujet du remboursement de son billet d’avion, Gilderoy s’entend dire qu’il n’y a jamais eu de vol le jour de sa prétendue arrivée en Italie. Le film s’enfonce alors encore un peu plus dans la folie. Il ne s’agirait plus du portrait d’un homme cédant peu à peu à ses délires : le film tout entier serait un délire. Une vue de l’esprit tourmenté de Gilderoy, de ses peurs, de ses fantasmes. Serait-il possible alors que l’ingénieur anglais n’ait jamais quitté son pays ? N’ait jamais pris l’avion ? N’ait jamais mis les pieds au Berberian Sound Studio ?

Berberian Sound Studio, deuxième long-métrage signé Peter Strickland, est un film absolument ahurissant. Mystérieux. Contrariant et fascinant à la fois. On en ressort sans en avoir tout compris, agacé de s’être laissé déstabiliser mais conscient de ne jamais rien avoir vu de semblable. David Lynch n’est pas loin. On se repasse le film, en quête d’un détail qui nous aurait échappé. Mais rien n’y fait. Il faudra y retourner…

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Berberian Sound Studio de Peter Strickland, avec Toby Jones, Cosimo Fusco, Antonio Mancino, Fatma Mohamed, Chiara d’Anna… Angleterre, 2012. Prix du jury du 20e Festival du film fantastique de Gérardmer. Sortie le 3 avril 2013.