Mr. Turner, de Mike Leigh

 

Tirage de portrait

Mr Turner, de Mike LeighQui ?

Pour agacer un peu Thierry Frémaux, rappelons que Mike Leigh montera cette année les marches pour la cinquième fois, qu’il a été récompensé dès la première pour la Mise en scène de Naked, et qu’il est l’un des compétiteurs de l’année à tenter de décrocher sa deuxième Palme d’or après celle obtenue pour Secrets et mensonges. Soyons honnêtes. Mike Leigh n’est pas si fidèle que ça à la Croisette. La preuve, sur sa cheminée, trône également un Lion d’or (pour Vera Drake). Connu pour avoir un caractère, disons, délicat à appréhender, le cinéaste britannique est aussi réputé pour sa fidélité envers ses acteurs, ses méthodes de travail, basées sur des répétitions pendant des mois avec des comédiens rompus à l’improvisation, engagés avant l’écriture du scénario. Ce qui donne toujours des interprétations mémorables. Mais Mike Leigh, c’est aussi une mise en scène ciselée et subtile. Peut-être un héritage de son parcours débuté à la télévision, où faute de moyens, ne reste que l’essentiel : la maîtrise du cadre.

Quoi ?

Et de cadre, il en sera forcément question, puisque c’est avec un biopic du peintre William Turner que Mike Leigh revient à Cannes. Une reconstitution de la Grande-Bretagne du XIXe siècle, avec Timothy Spall (Peter Pettigrew dans Harry Potter) dans le rôle-titre, et la fidèle Lesley Manville, déjà éblouissante dans Another Year, la dernière participation de Mike Leigh au Festival, ainsi que dans Vera Drake, Topsy-Turvy et Secrets et mensonges. Qui de mieux que ce cinéaste pour brosser le portrait du maître de la lumière, qui a sublimé les paysages de la campagne anglaise et de la Tamise ? Même si le genre du biopic n’est pas le plus excitant, on sait d’ores et déjà que ce sera d’une beauté soufflante.

Résultat des courses ?

Mike Leigh signe quatre films en un. Un biopic, donc. Très soigné, très détaillé (2h30 quand même) et très réussi. Loin de la frise chronologique, Mike Leigh brosse un portrait par fragments, par touches, qui s’intéresse aussi bien à l’homme qu’à son obsession. Turner, matériel sous le bras ou carnet de croquis en main se balade, voyage, scrute et contemple. Saisit des instants. Capture la beauté de l’univers. Un film d’époque aussi qui s’empare de l’Angleterre victorienne, celle de l’arrivée du chemin de fer, des bateaux à vapeur, du daguerréotype que Turner associe, avec ironie, à sa fin imminente. Et Mike Leigh de repenser à la grandeur britannique d’antan avec un brin de nostalgie. Un film d’art encore, qui donne à revoir les toiles de Turner avec élégance et subtilité. Les anime parfois, comme autant d’hommages. Ici, un profil, là un moulin, plus tard une tempête ou un coucher de soleil.

Un film autobiographique surtout qui ne cesse de revenir sur les écarts qu’il existe entre la pulsion créatrice d’un artiste et les intentions qu’on veut lui prêter. Entre l’homme et la matière. L’homme et la nature. L’art qui vient des tripes, qui ne s’intellectualise pas et ne supporte aucun calcul. Derrière l’homme bourru qui préfère les grognements aux blablas inutiles, qui rectifie ses peintures à gros coups de pouce et de crachats sur ses toiles, derrière une démarche de beauceron et une tête de « gargouille », se cache une sensibilité exceptionnelle. Une aptitude à voir loin. Mike Leigh balance avec un flegme si britannique ce qu’il pense de l’exercice critique, de la tentation toujours présente de ne vouloir « que » séduire les publics et suivre les modes. Savoureux moments que ceux où Turner répond avec un pragmatisme insolent à des questions trop sophistiquées à son goût. Quelles différences entre « peindre un lever et un coucher de soleil » ? Réponse de Turner : « Dans le premier cas, il monte.» Ou sa réponse narquoise et gastronomique au critique John Ruskin qui vient de s’épancher sur ses paysages époustouflants.

 
Mr Turner de Mike Leigh, avec Timothy Spall, Paul Jesson, Dorothy Atkinson… Angleterre, 2014. Sélectionné en compétition au 67e Festival de Cannes. Sortie le 3 décembre 2014.