Deux jours, une nuit, de Jean-Pierre et Luc Dardenne

 

Souffrage universel

Deux jours, une nuit, des frères DardenneElevés aux documentaire puis passés à la fiction en 1987 avec Falsch, Jean-Pierre et Luc déploient depuis maintenant une trentaine d’années leur cinéma hybride, fictions sociales documentées, engagées et exigeantes. Et ce Deux jours, une nuit est une pierre de plus posée sur les murs de la prestigieuse maison Dardenne. Une maison où l’on se rend à chaque fois avec plaisir mais dont on finit par connaître les moindres recoins. Et c’est sans doute d’autant plus vrai avec ce dernier film puisque les deux frères y reprennent les thématiques qui, en 1999, avaient nourri leur Rosetta.

Deux jours, une nuit, c’est une sorte de Rosetta sous Xanax. Sandra, campée par la très convaincante Marion Cotillard, s’apprête à reprendre le travail, suite à une grave dépression. Le téléphone sonne. Au bout du fil, son amie Juliette. Sandra reste silencieuse, la tête s’enfonçant de plus en plus dans les épaules. “Faut pas pleurer. Faut pas pleurer”, se répète-t-elle. Elle monte dans sa salle de bains et prend un cachet… Ses collègues ont voté. Ils toucheront leur prime. Elle devra vider son casier.

La méthode est bien connue et les résultats quasi garantis. Une méthode qui permet à une direction, en période de crise, de se décharger de la responsabilité des licenciements sur les épaules des employés par une pernicieuse et efficace mise en concurrence. Le procédé est simple : on pressurise tout le monde, on laisse reposer, puis on agite bien fortement des billets sous le nez des salariés. Il n’y a plus ensuite qu’à laisser agir. La division naît d’elle-même. Il ne reste plus qu’au patron à faire le ménage en écartant les éléments les plus faibles.

Mais Sandra se voit exceptionnellement offrir un sursis en obtenant de son boss un deuxième tour de votes, après avoir appris que le contremaître aurait usé de son influence sur certains employés. Elle dispose donc d’un week-end, deux jours et une nuit, pour organiser sa campagne et convaincre la majorité de ses collègues de sauver son poste. Portée par son mari (excellent Fabricio Rongione, un habitué des Dardenne), elle entame sa tournée…

Inlassablement, Sandra scande auprès de ses collègues sa douloureuse mélopée. A chaque face-à-face, son verdict. Et nous avec elle de compter les points. Les “oui” sincères, les autres plus fragiles. Les “non” poltrons, les refus fermes. Les “oui mais non”, les “non mais oui”. Il y a celui qui ne peut pas se passer de la prime, travaillant déjà au noir chaque fin de semaine pour boucher les trous. Celui pour qui le maintien de Sandra à son poste serait une catastrophe mais le lui souhaite malgré tout. Cet autre encore qui s’écroule devant Sandra, honteux d’avoir dans un premier temps voté contre elle. Qui crédits à rembourser, qui une terrasse à construire, qui estime très simplement mériter cette rallonge, gagnée à la sueur du front. Tous ont leurs raisons. Et tous ont raison. Les Dardenne se gardent de porter un jugement – certains pourraient d’ailleurs le leur reprocher. Mais comme ne cesse de le répéter Sandra, gênée : “Ne t’excuse pas. Je comprends.” Les réalisateurs laissent ainsi au spectateur son libre-arbitre. Sa liberté de recevoir avec plus ou moins d’empathie les témoignages des uns et des autres. Un peu comme dans la vie. Surtout, les deux frangins font encore une fois preuve d’un sens du rythme épatant. Alors que l’écueil du film “catalogue” les guette à chaque étape de ce pénible porte-à-porte, les Dardenne, sans totalement l’éviter c’est vrai, parviennent néanmoins à faire éclore chez Cotillard une étonnante palette de nuances, de fluctuations de tons et d’attitudes. Tantôt fragile et chancelante, rattrapée par ses angoisses et son sentiment d’inutilité. Tantôt plus vindicative et déterminée, défendant son sort avec conviction. “Toi aussi, mets toi un peu à ma place”, lance-t-elle à l’un d’eux, ou “ce n’est pas moi qui ait demandé à ce que tu choisisses entre moi ou ta prime”. Et alors que leurs détracteurs s’apprêtent à bondir en criant au pathos misérabiliste, Jean-Pierre et Luc bifurquent pour laisser une émotion faire son chemin et en faire naître une autre.

Avec une minutie quasi-documentaire, la talentueuse fratrie poursuit son exploration de la réalité en lui insufflant cette captivante force dramatique. Et ainsi de se faire l’éminente dépositaire d’une œuvre consciencieuse et parfaitement cohérente.

 
Deux jours, une nuit de Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Marion Cotillard, Fabrizio Rongione… Belgique, 2014. Sortie le 21 mai 2014. En compétition au 67e festival de Cannes.