Le beau jeu de Beauvois

 

Brice Hortefeux

- Xavier, rends-moi mes 2 millions...

La blague est bien connue : la France a choisi le coq pour emblème car c’est le seul animal qui chante les pieds dans la merde. Une spécificité bien de chez nous qui s’applique notamment au cinéma, dont existe une manifestation spasmophile de son bon état et de la sanité des liens noués par cette « grande famille » : les César.
Spectacle d’autocongratulations aussi facile à parodier que difficile à digérer, la cérémonie se plaçait cette année sous le signe de la variété, l’absence de Jacques Audiard permettant à la compétition de s’ouvrir un peu. Et c’est finalement un Xavier Beauvois ému comme jamais qui s’est vu remettre le César du meilleur film pour Des hommes et des dieux. Métrage extrêmement rentable, et d’une qualité formelle indéniable, l’opus nous a tout de même valu le discours de remerciement d’un réalisateur un brin oublieux.

Qu’il se permette deux tacles envers Dieudonné et Zemmour, passe encore, il ne doit pas avoir la télévision puisqu’on peut trouver d’autres dérapages depuis, par d’autres. En revanche, sa petite poussée envers Hortefeux peut prêter à sourire.
Il y a peu, Brice Hortefeux était en effet ministre de l’Intérieur. Ami du président de la République, l’homme politique était, pendant la cérémonie des César, un officiel de l’Etat.

Quel artiste engagé, se dit-on. Oser parler ainsi d’un ministre, à une heure de grande écoute, serait faire preuve d’un bel élan. Puis tout à coup, on se rappelle du budget de Des hommes et des dieux. 3,9 millions d’euros. Plutôt short. Un beau défi à réaliser, avec la nécessité de décors, de costumes, sans compter ces acteurs renommés que sont Wilson et Lonsdale.
Il est financé comment le devis ? Pour faire un film, en France, à plus de deux millions d’euros, il faut nécessairement qu’une chaîne de télévision crache un peu au bassinet. Ce que l’on appelle un préachat, qui peut être couplé avec une coproduction. Dans le cas de Beauvois, la chaîne partenaire se nomme France 3. France 3 est une chaîne publique, financée par la publicité et par la redevance (greffée à la taxe d’habitation ou à la taxe foncière).
Ensuite, sur critères artistiques (et un peu de réseau, faut pas déconner), une commission du CNC fait la pluie et le beau temps : l’avance sur recette. Elle alloue des subventions après lecture du scénario, avec remboursement en cas de succès. Avoir l’avance sur recette est une étape importante, parce qu’elle aide à trouver des producteurs supplémentaires. Dans le créneau des films d’auteurs, c’est une aide sine qua non quand on a de l’ambition.

Le CNC est une autorité administrative dépendant du ministre de la Culture.
Une partie du budget de Des hommes et des dieux provient donc de l’Etat. On peut avoir beau jeu de critiquer un ministre de l’Intérieur (condamné par ailleurs par deux fois pour ces dérapages honteux, homme de système et d’argent, bref un ministre indigne de son titre), mais il aurait fallu rappeler que Beauvois est un homme du système. Un cinéaste d’Etat. Si l’on veut s’affirmer par la morale, encore faut-il que celle-ci soit irréprochable. Façile d’aller tapiner à divers organismes d’une oligarchie pour financer son produit et d’en critiquer d’autres rouages.

Par ailleurs, Beauvois en appelle dans son discours de remerciement à la « liberté, l’égalité et la fraternité ». Valeurs ornementales pour fronton de mairie, et qui sont, paraît-il, inspiratrices en France. Mais Des hommes et des dieux a nécessité un échange de devise, si l’on peut dire, puisqu’il a été tourné au Maroc. Avec des autorisations de tournage délivrées par la royauté. C’est le problème de nos élites : on fraye avec les dictatures quand ça arrange, mais on l’oublie un peu vite au moment d’offrir des leçons de morale.

Tout ça pour rappeler d’une part que l’humanisme nécessite quand même de passer en caisse, et par ailleurs qu’un réalisateur ne se juge par sur sa vision du monde. Les qualités professionnelles d’un cinéaste demeurent une capacité de logique concrète, c’est-à-dire la gestion des différentes échelles de plan, une lucidité dans le choix et la direction des comédiens, une ambition suffisante pour gérer un projet de bout en bout. Des hommes et des dieux, brillamment dirigé et savamment filmé, reste un excellent film, et fait honneur à Beauvois. Sous l’angle politique, le métrage reste cependant trop prudent, s’appuyant sur une vision héritée des Lumières de tolérance et de droits de l’homme, sans jamais s’avancer sur les aspérités (les questions de la corruption en Algérie et du fanatisme religieux sont évoqués mais peu traités). Que penser alors des étourderies du récipiendaire Beauvois ?

Et pour tout dire, peut-on considérer que Des hommes et des dieux aurait fonctionné sans les relents islamophobes permanents du gouvernement ? Sans le vain débat sur l’identité nationale (sursaut catholique) ? Sans les retraités, plutôt avides de cinéma, et aussi souvent électeurs de droite ? Si Beauvois prêche le « Aimez-vous les uns les autres », il faudrait voir à ne pas oublier « Pourquoi regardes-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et ne remarques-tu pas la poutre qui est dans le tien ? »…