Sleeping Beauty interdit aux moins de 16 ans ?

 

De la déculturation cinématographique comme politique intérieure de la Commission de classification des films…

 
Sleeping Beauty censuréSleeping Beauty, le film de l’Australienne Julia Leigh présenté en compétition dans le cadre du Festival de Cannes 2011 et dont la sortie en France est prévue pour le 16 novembre prochain, pourrait faire l’objet d’une interdiction pour les moins de 16 ans. C’est en tout cas ce que préconiserait la Commission de classification des films. Alors, depuis trois jours, c’est le branle-bas de combat dans les services cinéma des rédactions web. Dans le contexte Charlie Hebdo-Romeo Castellucci, faut pas jouer avec la liberté d’expression.

Sleeping Beauty, c’est l’histoire d’une jeune étudiante qui a besoin d’argent. Elle enchaîne les petits boulots. Suite à une petite annonce, elle intègre un étrange réseau de “beautés endormies” destinées à satisfaire les désirs et les plaisirs d’hommes âgés aux situations bien établies. Elle s’endort. Elle se réveille. Et c’est comme si rien ne s’était passé.

La Commission de classification des films est chargée de visionner en amont tout film, français ou étranger, de court ou de long métrage, ainsi que toute bande-annonce, en vue d’une projection publique et d’émettre un avis auprès du ministre de la Culture sur une éventuelle restriction. Et “en raison de la peinture de personnages à la dérive dans des situations difficilement compréhensibles par un public jeune et susceptible de heurter ce dernier”, ladite Commission a donc recommandé pour Sleeping Beauty un “visa comportant interdiction de représentation aux moins de seize ans”. Selon elle, l’œuvre constituerait une “incitation à la prostitution” dans un climat “malsain et pervers”. Une plaisanterie !? Malheureusement non. Il est vrai que Sleeping Beauty déroule un univers singulier et certaines séquences pourraient paraître délicates, dérangeantes. Mais de là à parler de “choc” ! La prostitution y est abordée avec un sens critique évident. L’angle adopté est froid et distant. Julia Leigh accuse. L’acte sexuel est toujours implicite. Une façon pour la réalisatrice de mettre le spectateur à la place de son héroïne. Comme elle, on se réveille le lendemain, sans souvenirs. Et le film de nous interpeller davantage sur la condition de cette jeune fille, sur ce qui la pousse à prêter et sacrifier son corps pour gagner sa vie. On est loin de la bêtise et de la complaisance servies en permanence au cinéma comme à la télévision, et ce sans que cela ne motive la moindre réaction des autorités compétentes. Et on est bien sûr encore bien plus loin d’un Caligula (Tinto Brass, 1980) ou d’un Romance (Catherine Breillat, 1998) dans lesquels le caractère pornographique était évident.

La réalisatrice Julia Leigh se défend en rappelant que son film “se réfère au conte du même nom, mais aussi aux œuvres de Yasunari Kawabata et Gabriel Garcia Marquez, qui ont tous deux reçus le prix Nobel de littérature, et qui ont abordé cette thématique des hommes âgés dormant avec des filles bien plus jeunes. Et même dans la Bible, le roi David cherche à passer la nuit aux côtés de jeunes vierges endormies.”

Quant à la distributrice Michèle Halberstadt (ARP Sélection), elle a aussitôt décidé de faire appel de cette décision, espérant que le ministre de la Culture saura se montrer clairvoyant ou demandera à la Commission de revoir son jugement. “Le film est passé à Cannes à 19h30, ce qui prouve qu’il n’y avait aucune ambiguïté dans la tête des sélectionneurs, sinon ils l’auraient mis à 22h30″, argue-t-elle. Bon, là, Michèle, pas sûr que vous ayez choisi la meilleure défense. Les projections du Festival de Cannes n’étant destinées qu’aux professionnels du cinéma, tous adultes avertis et consentants, les programmateurs n’ont pas à se soucier de la qualité de son auditoire. Le risque de traumatisme est évidemment peu probable. Une projection à 19h30 ne fait donc pas forcément de Sleeping Beauty un film “grand public”. Mettons ça sur le coup de la déception et de la crainte de voir le film “tué” avant même sa sortie. Mais là encore, force est de reconnaître que la Commission de classification des films n’est pas un distributeur et son rôle n’est pas de s’assurer du succès d’une œuvre.

Nicole Kidman dans Eyes Wide Shut de Stanley KubrickPour autant, sa position (qui n’est, rappelons-le, que consultative, la décision finale revenant au ministre de la Culture) reste injustifiée et surtout totalement incohérente. Si Sleeping Beauty doit être interdit aux moins de 16 ans, pourquoi Eyes Wide Shut (1998) a-t-il été classifié “tous publics” ? L’érotisme y était pourtant bien plus explicite. C’était en 1998, me direz-vous. Les temps changent… mouais. Ok. Alors plus récemment, en 2009, A l’aventure de Jean-Claude Brisseau. Le réalisateur nous gratifiait d’une prétendue exploration mystique, prétexte affligeant à une mise en scène ennuyeuse et vulgaire. Se vautrant dans un érotisme à l’esthétique douteuse, le cinéaste y figurait des femmes soumises, offrant leur chair aux hommes et à leurs fantasmes. La sentence de la Commission fut sans appel : interdit aux moins de… 12 ans !!

Autre genre, autre violence : 2007, Le Dernier Roi d’Ecosse de Kevin Macdonald. Mais toujours la même question : le film comporte-t-il des images, des scènes susceptibles de choquer la sensibilité des plus jeunes ? Là encore, le film s’est vu estampillé d’une interdiction pour les seuls moins de 12 ans. On y voit pourtant clairement une femme démembrée avec ses jambes placées au niveau de ses bras et vice versa. On y voit un homme se faire pendre au bout de deux crochets plantés dans la poitrine. Non ? Toujours pas convaincu ? Ok, alors plus récemment encore. The Murderer du Sud-Coréen Na Hong-jin n’a lui aussi été interdit qu’aux moins de 12 ans “avec avertissement”. La violence y est permanente, brutale, exacerbée, frénétique. On y broie à mains nues, on y frappe à coups de batte, on y tranche à coups de machette. Et ce pendant plus de deux heures. Et tiens, on pourrait aussi évoquer Piranha 3D (2010) d’Alexandre Aja, également interdit aux moins de 12 ans. J’entends déjà les “Ah oui mais là c’est pas pareil”. Et je serai d’accord. On est dans le deuxième… troisième degré. On est dans le potache, les effusions de sang grand-guignolesques. Pourtant, un gamin de 13 ans un peu plus fragile que les autres ne pourrait-il pas se retrouver privé à vie de douces baignades estivales ? Ou alors, si on reconnaît que ce même gamin de 13 ans dispose du recul suffisant pour “identifier” cette violence, pourquoi douter de ses capacités à décrypter ou simplement s’interroger sur la prostitution telle qu’elle est abordée dans Sleeping Beauty ? A moins que le déluge d’hémoglobine ne soit devenu tellement trivial que notre société le juge moins embarrassant que la prostitution ? Triste constat.

Richard Gere et Julia Roberts dans Pretty WomanFinissons sur cette petite pique gentiment cynique lancée par la réalisatrice pour qui “le vrai film à interdire, c’était Pretty Woman“. Vous savez, l’histoire de cette jeune arpenteuse du bitume qui rencontre un homme d’affaires plein aux as, lui procure ses services, et finit par faire du shopping sur Rodeo Drive à Beverly Hills avant de l’épouser. Une belle morale bien détournée par les artifices de la comédie. Il n’en reste pas moins que “(…) voir cette fille se prostituer, et gagner à la fin et le mec et l’argent, était bien plus incitatif à la prostitution !”, ironise Julia Leigh. “Dans Sleeping Beauty, l’héroïne hurle d’effroi en comprenant que, même s’il n’y a pas pénétration, offrir son corps endormi n’est pas anodin…” Alors franchement, soyons sérieux ! Mesdames et messieurs de la Commission de classification des films, d’accord pour un moins de 12 ans – même Michèle Halberstadt est d’accord ! -, mais moins de 16 ans, tellement non !
 

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