Rencontre avec Crazy Pictures

 

The Unthinkable, Crazy PicturesIls sont cinq : Albin Pettersson, Rasmus Råsmark, Hannes Krantz, Victor Danell et Olle Tholén. A ces cinq-là s’ajoute Christoffer Nordenrot, acteur au long cours et coscénariste. A eux six, ils composent le collectif suédois Crazy Pictures, rassemblement assez unique de jeunes talents du septième art à qui l’on doit en ce début d’année un premier long-métrage enthousiasmant, véritable succès en Suède et reparti du 26e Festival de Gérardmer avec (entre autres) un Prix du jury bien mérité : The Unthinkable. Rencontre avec trois des membres de Crazy Pictures, Olle Tholén, Albin Pettersson et Christoffer Nordenrot.

 
Quel a été le point de départ de The Unthinkable ?

Albin : Le noyau du film, c’était la scène du début avec la guitare, qui a servi à créer cette famille dysfonctionnelle. Le père qui voulait faire quelque chose de bien mais qui se termine mal. C’est ce qui a permis de lancer l’histoire de la famille. Parallèlement, mais sans imaginer que ça ferait partie du même film, nous pensions à cette « alarme de guerre », testée quatre fois par an en Suède. Un jour, ça ne serait plus un test. Comment réagirions-nous, que ferions-nous, où irions-nous ? En Suède, cela fait plus de 300 ans qu’il n’y a pas eu de guerre. Et si la Suède était en guerre ? C’était une pensée excitante.

Christoffer : Nous sommes habitués à voir ce genre de choses dans des films américains et à la télé. Mais nous n’avons pas ça en Suède. Nous nous sommes dit que c’était intéressant de faire un film à propos de ça. Quand on commence à enquêter sur ce sujet, à parler aux gens, on se rend compte qu’il y a eu beaucoup de choses palpitantes dans l’histoire de la Suède. Pendant la guerre froide, le gouvernement a fabriqué des bunkers pour accueillir tous les habitants. Donc il y a beaucoup de bunkers, qui n’ont en fait jamais été utilisés puisqu’il n’y a jamais eu de guerre. Mais c’était un cadre intéressant. Les bunkers existent toujours : que se passerait-il si l’alarme d’alerte se déclenche, et que cette fois-ci, c’est pour de vrai ?

Albin : C’était très important pour nous d’avoir tous ces éléments dans le même noyau : on suit les personnages, partout, tout le temps, et on voit l’attaque à travers leurs yeux. On s’attache à Anna.

The Unthinkable est tout à la fois un drame, une histoire d’amour, un film catastrophe, mais aussi un film politique ?

THE UNTHINKABLE-effondrement pontAlbin : Nous n’avions pas prévu de faire un film politique, mais c’est inévitable quand on fait un film sur des attaques en Suède…

Christoffer : Nous voulions créer un ennemi mystérieux. Le spectateur n’a aucune idée de ce qui est en train de se passer, et de qui est derrière ça. Nous n’avons pas dit grand-chose à propos de l’ennemi. Parfois, nous avons besoin d’en dire un peu plus aux spectateurs, comme à la fin par exemple. Bien sûr, nous parlons à certains moments d’attaques d’aliens, pour ne pas être trop politique. Nous voulions vraiment avoir un ancrage dans la réalité, de façon à rendre les choses le plus plausible possible. Nous avons discuté avec des militaires, des gens sur Internet, pour tenter de trouver la façon la plus réelle de décrire les événements, si cela devait arriver un jour.

Aujourd’hui, quand on parle d’attaque militaire en Suède, on pense forcément à la Russie et à ses menaces régulières…

Olle : Bien sûr. Il y a un océan autour de la Suède, et la Russie a des sous-marins. Parfois, vous pouvez voir les sous-marins aux alentours de Stockholm : c’est quelque chose d’important en Suède. Je ne pense pas que les gens voient ça comme une menace, mais on en a toujours parlé en Suède. Certains nous ont critiqués, en disant que nous rendons les gens encore plus effrayés par la Russie. Qu’on donne à la Russie le mauvais rôle. Mais ce n’est pas la réalité.

Albin : Dans The Unthinkable, la politique n’est qu’une petite partie qui sert à construire un tout. Nous ne voulons pas transmettre ce message ; la Russie n’est pas le « méchant » dans le film.

Est-ce que ce scénario cauchemar est vraiment impensable ?

THE UNTHINKABLE-masque à gazOlle : C’est un peu éloigné de la réalité. Quand nous avons créé le scénario, il y a 8 ans, c’était une fiction totale, de l’imagination. Nous avons discuté avec des gens pour le rendre plausible. Mais au fil des années, la menace se rapprochait, l’insécurité aussi. Je pense que le film est plus d’actualité aujourd’hui.

Christoffer : Oui, pas nécessairement avec la Russie, mais avec le monde entier. On vit dans une époque instable, les gens ont peur. Le gouvernement suédois a diffusé une brochure [alertant les civils de la marche à suivre en cas d'attaque étrangère, ndlr] un mois après que notre film est sorti. On aurait dit qu’elle sortait des années 1960.

Albin : Ca s’est passé trois semaines avant notre première, ça nous a fait une belle campagne marketing… Certains ont pensé que nous étions à l’origine de cette brochure !

Chaque pays a ses peurs : quelle est la peur de la Suède ?

Christoffer : Notre film est très axé sur les personnages, sur le fait de dire les choses avant qu’il ne soit trop tard. C’est ce qu’on a travaillé avec le personnage d’Alex, et c’est quelque chose de très suédois : garder nos émotions et ne pas en parler. C’est ce qui résonne à travers le film. Mais d’un autre côté, The Unthinkable n’a pas grand-chose de suédois. On n’a encore jamais vu de film comme ça en Suède.

Olle : Pour parler d’une vraie menace, le terrorisme est la chose la plus probable qui pourrait arriver à Stockholm. Nous voulions en faire l’expérience dans le film.

Christoffer : Depuis le début, c’est une fiction. Y compris la scène de la bande-annonce, avec le pont qui explose au centre de Stockholm. Nous l’avons écrite il y a plusieurs années, mais avec la peur des attaques terroristes, les gens ont été bien plus effrayés. « C’est réel, ça peut arriver. »

Dans la vie, vous êtes plutôt optimistes ?

Albin : Oui, clairement ! Mais beaucoup de gens en Suède sont pessimistes…

Christoffer : Avec la situation politique actuelle en Suède, comme dans d’autres pays européens, un parti d’extrême droite est en train de monter. C’est le 3e parti, cela veut dire beaucoup de choses à propos des peurs des gens.

Vous dites que d’une certaine manière, votre film n’est pas suédois, mais les thrillers scandinaves parlent généralement de crime sans occulter un contexte politique ou social, comme c’est le cas ici…

Olle : Oui, d’un côté, il est très suédois, mais de l’autre non : l’attaque, et le style hollywoodien.

Albin : Cette combinaison le rend unique en Suède. On voit beaucoup de films américains, mais nous sommes tous des réalisateurs suédois. Nous ne voulions pas faire un film américain, donc c’est notre point de vue sur de genre de film.

D’où vient l’idée de créer le collectif Crazy Pictures ?

Crazy Pictures collectifAlbin : Nous nous sommes tous rencontrés à l’école, quand nous avions 16 ans. On faisait déjà beaucoup de films, on s’amusait ensemble. A 17 ans, on a fait notre premier long-métrage. Ensuite, en terminant l’école, on a eu envie de continuer de travailler ensemble. Nous avions 19 ans quand nous avons lancé notre boîte de production. C’était il y a 11 ans. Depuis, nous avons fait beaucoup de courts-métrages sur YouTube, beaucoup de publicités pour vivre. Christoffer a joué le rôle principal dans plusieurs de nos films.

Christoffer : Ça a été une chance de les rencontrer. Ils se connaissaient depuis longtemps. J’ai commencé en tant qu’acteur dans leurs films, puis je me suis mis à écrire. C’était une belle rencontre.

Olle : On est un collectif de cinéastes, et on aime la manière dont on réalise des films ensemble. Au début, on pensait que c’était étrange, qu’il fallait quelqu’un qui soit directeur, l’autre producteur, etc. Mais on n’aime pas travailler comme ça. Nous sommes un collectif, nous avons tous des compétences différentes, et un seul et même but : faire les meilleurs films possibles.

Sur le plateau, ça fonctionne comment ?

Albin : Pour vous donner un exemple, même si je ne suis pas directeur du plateau, je peux prendre le rôle de directeur. On a tous passé du temps autour d’une table, à parler du film, donc on sait tout sur le film. C’est plus facile de faire le film ensemble. Habituellement, il n’y a que deux personnes qui discutent de ça. Là, on est cinq. Comme ça, chacun peut remplacer l’autre si besoin.

Vous avez des techniciens à vos côtés ?

Olle : Oui, on doit être 25 personnes sur le plateau. Nous sommes une équipe petite et jeune. L’âge moyen doit être de 27 ans. C’est une toute nouvelle génération.

Être structuré de cette manière, c’est aussi une approche politique, quelque part ?

Olle : Oui. Nous avons toujours voulu mettre la marque Crazy Pictures en avant. Les gens ne sont pas habitués à voir un collectif réaliser un film, sans préciser qui fait quoi. C’est une bonne chose pour notre marque… Vous connaissez quelqu’un qui fait la même chose ?

Les sœurs Wachowski peut-être ?

Olle : Oui, mais elles sont toutes deux réalisatrices.

C’est donc unique en Suède ?

Olle : Oui, nous ne connaissons personne d’autre. Nous sommes une inspiration en quelque sorte. Des jeunes gens se revendiquent maintenant en tant que boîtes de production, et veulent faire comme nous.

Est-ce que l’industrie cinématographique suédoise voit Crazy Pictures différemment, depuis le succès du film ?

THE UNTHINKABLE-AlexAlbin : Nous avons eu beaucoup de mal au niveau du financement du film. Nous avions 24 ans et nous faisions beaucoup de courts-métrages, nous avions le script de notre long-métrage mais aucun organisme de financement n’y croyait. Nous nous sommes donc rapprochés de notre communauté. Nous leur avons dit « vous voulez voir le film ? » et nous avons sorti le pilote. Nous avons récolté 30 000 euros les premières 24h, et nous avons terminé à 50 000 euros. Nous sommes ensuite retournés voir les industries cinématographiques en leur disant : « Les gens croient en nous, pouvez-vous le faire également ? » Nous avons eu les financements, et nous avons pu faire le film. Mais nous n’avons pas eu de subvention de l’Etat, même en s’y prenant à cinq reprises… Quand le film est sorti, plus de 100 000 Suédois sont allés le voir. Le film le plus vu l’année dernière culminait à 300 000 spectateurs. Donc le succès de The Unthinkable, pour un film indépendant, été fabuleux. Maintenant, il est vendu dans 90 pays. En janvier on a été nommés dans quatre catégories aux Guldbagge Awards : on a remporté le prix du « newcomer of the year ». C’est la preuve que nous sommes les bienvenus maintenant.

 
The Unthinkable (Den blomstertid nu kommer) de Crazy Pictures, avec Christoffer Nordenrot, Jesper Barkselius, Lisa Henni, Pia Halvorsen… Suède, 2018. Prix du jury, Prix de la critique et Prix du jury jeunes au 26e Festival du film fantastique de Gérardmer. Sortie DVD le 3 avril 2019.