Rencontre avec Brontis Jodorowsky

 

Un Jodorowsky peut en cacher un autre

Brontis JodorowskyPoesia sin fin marque la huitième collaboration entre le maître Alejandro Jodorowsky et son fils Brontis. Un film apaisé où Alejandro se réconcilie avec son propre père, interprété justement par Brontis. Le réalisateur d’El Topo et de La Montagne sacrée qui transpire autant la poésie que l’art, ne pouvait qu’engendrer de l’artistique lui-même. Brontis Jodorowsky est devenu comédien et metteur en scène, avec son propre univers qu’il nous invite à explorer. Tout en parlant d’Alejandro, qui n’est jamais bien loin…

Dans La Danza de la realidad et Poesia sin fin, vous jouez le rôle du père de votre père. Comment passe-t-on de fils à père ?

J’ai simplement revêtu un costume et plongé dans les situations, car je suis un acteur. Vous savez, j’ai beaucoup travaillé avec d’autres metteurs en scène que mon père. Pour La Danza de la realidad, il m’avait dit de bien me préparer, car j’allais incarner mon grand-père. Je lui ai dit qu’en réalité je n’allais pas devenir cette autre personne que je n’avais jamais connue, sinon que, que j’allais plutôt incarner le personnage de son scénario. Le cinéma est un artisanat très lourd, avec de nombreuses personnes impliquées sur le tournage, beaucoup d’argent investi, donc on ne peut pas être dans le psychologique, les rapports au père. On fait simplement ce qu’on a à faire. L’effet psychologique, par contre, d’incarner un tel rôle, ça a commencé pour Alejandro et moi à la projection du film il y a deux ans, à la Quinzaine des réalisateurs, au moment où le film était enfin livré au monde, devenait lui-même. Nous commencions enfin à le percevoir avec du recul.

Comment interprétez-vous la scène où votre fils vous rase la tête ?

C’est une scène dont on me parle beaucoup. Il y a quelque chose qui touche, mais qui n’est pas simple à expliquer. Le fils enlève les attributs d’identité à son père. Il libère son père de l’image que lui, le fils, se fait de son père. La mémoire est toujours une fiction. Ce qu’Alejandro montre de son père dans La Danza de la realidad et Poesia sin fin, c’est la vision qu’il en a, faite d’éléments réels, de ressentis et de ressentiments. C’est donc un regard porté. Alejandro réinvente sa mémoire pour pouvoir travailler avec. Il en a le droit, car tout souvenir que l’on a est en partie faussé, de toute manière. C’est toujours le reflet d’un point de vue sur les choses : quand tu as cinq ans, tu vois ta mère comme une femme grande et surpuissante et quand tu arrives à dix-huit ans, tu t’aperçois que non, qu’elle mesure 1,60 mètre et qu’elle se débat comme elle peut avec la vie ; ton regard a changé. C’est la même personne pourtant. Je pense que ça a été très libérateur pour Alejandro, car tondre quelqu’un, c’est très violent. Il avait le sentiment que son père voulait lui voler sa vie et, même si c’est de l’ordre du fantasme, il avait besoin de lui rendre cette violence avant de le pardonner. Mais quand il lui tond sa moustache et ses cheveux, il se dit à lui-même : « Cesse de voir ton père comme ça. » Ce n’est pas tuer le père, mais l’accepter enfin avec ses qualités et ses limites et se libérer du ressentiment.

Dans Poesia sin fin, votre père vous dirige, vous jouez avec votre frère Adan, il y a quelque chose de sécurisant de travailler ainsi en famille ?

Je ne dirais pas sécurisant, car les enjeux sont très forts pour Alejandro que de faire reposer le film sur les épaules de ses fils, moi dans La Danza de la realidad et mon frère Adan dans Poesia sin fin. C’est un gros risque pour lui. On aurait pu ne pas être en cohérence avec ce projet. Mais on se connaît et on s’apprécie artistiquement. En tant qu’artiste moi-même, j’aime beaucoup l’univers de mon père et je le respecte énormément. Tout comme j’admire beaucoup mon frère qui a aussi composé la musique de Poesia sin fin qui apporte tant au film.

On peut imaginer que grandir avec Jodorowsky peut aider à se découvrir une vocation artistique…

En fait, ça s’est trouvé comme ça, car Alejandro n’a poussé aucun de ses enfants à devenir artiste, même si chacun s’est épanoui dans son domaine, s’est développé avec une forme de rigueur et d’ambition artistiques et qu’ensemble, tout fonctionne bien, comme un orchestre. Alejandro aime aussi travailler avec nous, car il n’aime pas le faire avec des stars, il fuit le star-system et je le comprends. D’un autre côté, je crois qu’il s’est dit qu’avec nous, il avait un matériau sous la main ! Les liens familiaux ne doivent obliger à rien. A la base, je voulais être vétérinaire ou pilote d’avion, mais ça m’est passé quand j’ai compris que c’était sensiblement pareil qu’être chauffeur de bus. Puis, j’ai fait une fac de psycho et je suis arrivé au théâtre par hasard. Quand j’ai dit à mon père que j’arrêtais la fac pour être sur scène, il m’a dit de faire ce que je voulais. Il ne m’a ni encouragé, ni découragé, il m’a laissé entièrement libre de mon choix. J’ai fait mon parcours d’acteur pendant une vingtaine d’années au théâtre, tout seul. Le nom de mon père ne m’a jamais aidé. Maintenant, il est reconnu, mais avant, c’était difficile pour lui. C’est pour ça qu’il s’est tourné vers la bande dessinée. Quand j’ai fait du théâtre pendant sept ans avec Ariane Mnouchkine, le nom de Jodorowsky ne l’a pas impressionnée ! J’ai recommencé à travailler avec lui quand j’avais 48 ans, parce qu’il était venu me voir au théâtre et avait adoré ce que j’avais fait. On a collaboré ensemble sur trois pièces de théâtre, dont Le Gorille, que je reprends cet été dans le festival off d’Avignon, et c’était un vrai désir mutuel.

Vous pouvez donc lui dire que tel rôle qu’il vous donne ne vous intéresse pas…

Absolument ! Je pourrai lui faire comprendre qu’il n’a pas besoin de moi pour ce rôle-ci ou celui-là, mais ce n’est jamais arrivé car il m’a toujours proposé une véritable aventure artistique. Autre exemple, j’ai une nièce qui était adolescente à l’époque et qui a refusé un second rôle qu’il lui offrait parce qu’il fallait partir tourner pendant deux mois au Chili et qu’elle sentait que ce serait trop long pour elle.

Combien de temps a duré le tournage de Poesia sin fin ?

Huit semaines. La préparation du film elle-même a été très rapide aussi, pendant deux mois, car il y avait très peu d’argent au départ. Ils ont commencé sans avoir le budget. Alejandro s’est dit qu’il irait jusqu’où il pouvait, ce qui fait partie de sa fantaisie. Il voulait même terminer le film en plan fixe, avec lui-même racontant la fin si on n’avait pas le budget d’ici là, dans un esprit brechtien. La préparation a été si courte que parfois, on jouait avec des costumes terminés d’être cousus quelques secondes avant la scène ! Heureusement, le budget s’est complété avec le crowfunding et un producteur s’est greffé à la toute fin, ainsi que Le Pacte.

Vous avez joué avec de nombreux metteurs en scène. Le travail avec eux est-il différent que celui d’avec votre père ?

Chaque metteur en scène est unique et à chaque fois, c’est une aventure différente. Il n’y a pas de règle, l’art est réfractaire au dogme. Il faut que ce soit une rencontre, que l’autre vienne vers toi et toi vers lui. En général, pour moi, ce qui prime, c’est l’œuvre. J’essaie d’éviter l’ego. Je suis un acteur très discipliné. Quand un réalisateur vient me diriger et m’indiquer ce que je dois faire, ça ne me pose aucun problème. Car certains n’aiment d’ailleurs pas que l’on propose des choses. Le bon réalisateur donne l’impression aux acteurs que c’est eux qui ont tout trouvé. Le bon acteur, lui, donne l’impression au réalisateur qu’il lui doit tout… Quand tous les deux sont bons, alors les choses surgissent d’elles-mêmes, dans l’amour porté à l’œuvre. La différence avec Alejandro, c’est qu’on se connaît, on s’est pratiqué depuis que je suis enfant, qu’on adore tout ce qui est poétique et métaphorique et qu’on se fait entièrement confiance. Quand je démarre un film avec lui, je sais qu’il sera beau et qu’à l’intérieur de son univers, je pourrai composer mon personnage.

Aimeriez-vous réaliser à votre tour ?

Oui, ça me démange. J’ai mis en scène des pièces de théâtre et trois opéras, mais je sais que réaliser un film, c’est très différent. Quand j’ai mis en scène des opéras, je me suis vraiment senti à ma place, j’arrivais à proposer une vision dans laquelle les artistes pouvaient bouger et ils y prenaient beaucoup de plaisir. Ils pouvaient être eux-mêmes à l’intérieur d’un univers. Et puis, j’aimerais réaliser car la condition de l’acteur est en quelque sorte misérable : on est tributaire du désir des autres. Il faut être désiré pour devenir aimant. La chose la plus difficile au monde est d’ailleurs de dire à quelqu’un « je t’aime ». On devient vulnérable, c’est une marque de confiance énorme. Etre simplement acteur, c’est très difficile, très angoissant.

Alejandro Jodorowsky a dit que Poesia sin fin était un « acte poétique ». Etes-vous d’accord avec cette définition ?

Oui. Il cherche en tout cas à porter la poésie à l’écran. C’est la première fois que j’entends des poèmes déclamés dans un film qui paraissent naturels, comme dans les films de Jacques Demy où les personnages chantent. Ca passe très bien. J’ai vu dernièrement des films français où il s’agissait simplement de filmer un scénario. Qu’on l’aime ou non, quoi qu’on en pense, le cinéma de mon père est celui de quelqu’un qui cherche une expression purement cinématographique très visuelle, avec des couleurs, des compositions, une expressivité des corps,où chaque image est une proposition poétique. Après, est-ce que c’est un bon ou un mauvais poème, un poème qui touche ou non, c’est à chacun de le dire selon son ressenti. Dans la famille, on s’est toujours dit “un poème par jour” ; une activité qui ne sert à rien… à part polir son âme.

Après tout ce travail opéré avec votre père, arrive-t-il encore à vous surprendre et vous-même, le surprenez-vous ?

Poesia sin fin, d'Alejandro JodorowskyJe ne peux pas répondre pour lui, mais d’une certaine manière, non. Mais ça ne veut pas dire que je sois blasé. C’est un jardin dans lequel j’ai grandi et où j’ai toujours plaisir à me promener. A chaque saison, ça fleurit et c’est beau. Si je ne suis pas surpris, je garde intacte ma capacité d’émerveillement.

Et en tant que spectateur, comment percevez-vous l’évolution des films de votre père ?

Je trouve qu’il va de la frustration à une expression plus apaisée. Dans El Topo par exemple, ça crie tout le temps. C’est le film d’un échec. Il y a deux parties dans le film et à chaque fois ça se termine par un échec. Il y exprimait son désespoir, confrontation avec ses limites et ses efforts désespérés pour les dépasser. Alors que dans ses derniers films, il n’y a plus de désespoir. Il ne se bat plus contre le monde, mais pour le monde. Pour résumer, je dirais qu’Alejandro est passé d’une recherche mentale à une recherche émotionnelle.

 
Poesia sin fin de et avec Alejandro Jodorowsky, avec aussi Adan Jodorowsky, Brontis Jodorowsky, Pamela Flores, Leandro Taub… France, Chili, 2016. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs 2016.