Lettre d’un fan à Steven Seagal

 


Cher Steven,

C’est avec beaucoup d’émotion que je prends la plume pour t’écrire enfin, nonobstant les moqueries et quolibets de mes compagnons d’armes qui te considèrent péremptoirement comme le Jean-Claude Van Damme nippo-américain. Oui, Jean-Claude, celui qui te chercha des noises à plusieurs reprises il y a quelques années, voulant absolument t’affronter en combat singulier. Combat ridicule que tu sus décliner, allant même jusqu’à t’excuser de l’éventuel tort que tu avais pu faire à la star belge. A l’époque, il n’avait fallu qu’un pas à Sylvester Stallone pour déclarer avec une certaine idiotie stéroïdienne que si tu avais refusé le duel, c’est que tu crevais de trouille. C’est d’ailleurs en partie ce qui explique ton absence du casting musclé de la franchise Expendables… Evidemment, toi et moi savons qu’en tant que dieu du combat rapproché, si ta rencontre avec Van Damme avait eu lieu, elle aurait été douloureuse et amère pour le karatéka mal intentionné.

Mais nous nous écartons du sujet. A 12 ans je débute le karaté, parce que j’adore l’Asie – la notion de zen me semble alors incroyablement plus forte que tout le reste -, parce que balancer un coup de pied dans les airs, ça le fait bien, et parce qu’il n’y a pas d’autres disciplines martiales à côté de chez moi. A cette époque, Nico (1) sort à peine et personne n’a encore entendu parler de Steven Seagal. Mes héros s’appellent Bruce Lee, Jackie Chan, Chuck Norris et Jean-Claude Van Damme.

Et puis sort au ciné Piège en haute mer, un film d’action signé Andrew Davis avec Tommy Lee Jones et un certain Steven Seagal. Si le film n’est pas vraiment un chef-d’oeuvre, il me rend curieux. Etrange, ce type imposant à l’humour pince-sans-rire qui manie le couteau à la perfection et se bat… comme personne d’autre. Parce qu’il faut bien dire que l’aïkido, l’art martial que tu nous montres à l’écran, est alors quasi inconnu chez nous. C’est moi-même bien plus tard que je le pratiquerai. Bruce Lee puis Van Damme nous ont habitués aux bourre-pifs et aux coups de latte, vaguement aussi au nunchaku. Mais alors les clés de bras et les saisies, le sabre façon Toshiro Mifune, on n’avait jamais vu ça.

Il faut désormais que j’en sache plus sur toi, ô grand maître. Internet n’existe pas encore, et trouver à la fois des infos et les films relève parfois de l’impossible. Heureusement qu’autour de moi circulent des amateurs de films d’action plus âgés qui possèdent quelques pépites, à commencer par le graal : une VHS à la qualité toute discutable de Nico, ton premier film « nourri de ta propre existence ». C’est par ces termes que naît ta légende : un artiste martial, l’un des plus hauts gradés du monde, qui a pratiqué au Japon, parle japonais, a eu un passé trouble et des liens avec la mafia. Nico devient une bombe, la porte d’entrée à un univers dangereusement violent mais excessivement jouissif. On y est plus proche de La Légende du grand judo de Kurosawa que de Kickboxer. Tout à coup, les bastons ressemblent à des casse-tête impossibles à résoudre, trop compliqués, trop rapides, trop… génial. Les coups de pied et les coups de poing, c’est facile d’en saisir la stratégie pavlovienne ; celui qui gagne, c’est celui qui tape le plus fort. Les réalisateurs ménagent les combats pour faire durer le suspense. Dans leurs films, Van Damme ou Stallone sont incapables de gagner un combat sans s’être fait laminer avant. Il doit y avoir une philosophie là-dedans : tu gagnes si tu en chies d’abord.

Dans tes films, dès le début, c’est complètement différent. Les combats sont soignés mais expéditifs ; ça ne dure jamais longtemps, tu cherches l’efficacité et non le plaisir bestial des jeux du cirque. On a beaucoup reproché à ton cinéma de faire l’apologie de la violence à outrance sans réflexion, mais pour moi, ça a toujours été l’inverse : en tranchant avec la production de l’époque, en étant un combattant quasiment invincible, jamais mis en défaut, tu portes haut les valeurs traditionnelles des arts martiaux et le code d’honneur du Bushido (2). En cela, tu es un héritier de Bruce Lee. L’adjectif « martial » suppose qu’on soit déterminé à aller au bout, à s’engager totalement. Dans son Hagakure, Jocho Yamamoto (3) écrivait : « La voie du samouraï, c’est la mort. » La formule a longtemps été mal comprise ; elle ne suppose pas que tout samouraï doive mourir, elle suppose que tout samouraï doive vivre avec la mort. S’y attendre, ne pas en avoir peur pour mieux l’appréhender. Nico, Justice sauvage ou Désigné pour mourir sont des films martiaux qui ne se perdent pas en combats interminables et improbables, le héros de ces films est bien plus authentique que les héros-martyrs bodybuildés qu’on voit à l’époque. Si la morale est douteuse, c’est le cinéma d’action qu’il faut blâmer, pas tes films.

Steven Seagal, aïkidoka, comédien, bluesman, bouddhiste

Ton engagement « martial » sort même du cadre du combat et du cinéma. En 1994, tu réalises Terrain miné, tu t’y affiches en tenue indian-new age pour la première fois et tu fais de ce film un manifeste écolo rempli de messages à ton public. A partir de là, tu t’investiras pleinement dans cette cause, comme dans celle du Tibet, te convertissant au bouddhisme et apprenant le tibétain. Les journalistes sarcastiques critiqueront ces engagements contradictoires avec la violence prônée dans tes films ; ils saisiront aussi la moindre occasion pour te moquer (par exemple cette fois où, interviewé, tu expliques être venu au monde avec le don de clairvoyance – du pain bénit pour tes détracteurs qui écriront « Steven Seagal se prend pour Dieu »). Honte à eux.

A l’exception de quelques films « direct to video » de piètre qualité (même si j’admets avec bonheur que tu es bien loin des pathétiques productions tournées sans le sou dans les pays de l’Est il y a une dizaine d’années), tu te fais désormais rare au cinéma, mais je te regarde avec délectation dans l’émission Au service de la loi (4) dispenser tes sages conseils et tes clés de bras, brouillant encore un peu plus les pistes sur ton identité, nourrissant tes contradictions. Rien que pour te voir tenir un flingue dans la vraie vie exactement de la même manière nonchalante que dans tes films, ça vaut le coup. Ton travail/rôle dans l’émission me fait penser au personnage d’Arnold Schwarzenegger dans Last Action Hero : le héros de cinéma franchit la toile pour se retrouver justicier dans la vraie vie, avec tout ce que cela implique de situations étonnantes. Respect, man.

Récemment, ton apparition dans Machete laissait aussi présager un retour au cinéma. Le bandit mystique que tu joues est bien la meilleure raison (la seule ?) d’aller voir ce film. C’est fou comme les gens passent à côté de ton humour et de ton autodérision ; certains dialogues de tes films sont pourtant bien trop testostéronés pour être pris au premier degré (5) ! C’est évidemment de la blague, une façon de faire dans la légèreté tout en pétant des jambes. Du reste, tes apparitions dans des shows télé montrent un homme charmant et drôle, toujours prêt à se moquer de son image. En 1998, ton cameo face à Billy Crystal dans Le Géant et moi (6) était à mourir de rire.

Mais la cerise sur le gâteau, je crois que c’est ton rôle terrible de Cockpuncher dans le film à sketches The Onion Movie (7) ! Il n’y a pas : tous ces passages te rendent monstrueusement fascinant. D’ailleurs, pourquoi il n’existe pas en France une interview digne de ce nom à ton égard ? Toutes celles qu’on trouve filent au ras des pâquerettes en se moquant de ce que tu incarnes, ou sont exclusivement concentrées sur le sport (8), ou encore sur tes albums de blues (9), plutôt bien foutus au demeurant. Il faudrait écrire un papier complet qui te rende justice – une longue entrevue, divisée en thématiques, sur le Japon, l’aïkido, le cinéma, la musique, le bouddhisme et la spiritualité, ton image, même tes déboires juridiques… T’ai-je dit que j’étais journaliste ?

Cher Steven, roi du kote gaeshi, j’aimerais, un jour, m’entretenir avec toi.

Bien à toi,

ジヤン ニコラ

Notes à l’intention des curieux :
(1)
Nico (Above the Law) de Andrew Davis, 1988. L’acteur y impose déjà son style, et il joue – quand même – aux côtés de Pam Grier et Sharon Stone.

(2) Le bushido (littéralement « la voie du guerrier ») est le code d’honneur que les samouraïs japonais devaient observer.

(3) Le Hagakure est l’ensemble des enseignements de Jocho Yamamoto, écrit vers 1710 et qui prêche le respect du bushido.

(4) Au service de la loi montre Steven Seagal en tant qu’adjoint du shérif en Louisiane. Il met les malfrats en tôle, fait la leçon aux drogués, entraîne les recrues à se défendre et participe à des soirées de charité. La série commence comme ça : « Depuis 20 ans, Steven Seagal participe au travail du bureau du shérif pour le comté de Jefferson en Louisiane. Cette seconde vie, il l’avait gardée secrète… jusqu’à maintenant. » 100 % testostérone.

(5) Un extrait des répliques à savourer de Terrain miné :



(6) Dans
Le Géant et moi (My Giant), Steven Seagal joue son propre rôle : il se fait remettre à sa place par un gamin de 10 ans et tourne en dérision sa réputation d’acteur incontrôlable sur les plateaux de tournage.

(7) Dans la lignée du Hamburger Film Sandwich de John Landis, The Onion Movie a été tourné en 2003, c’est une suite de sketches, parmi lesquels la fausse bande-annonce de The Cockpuncher, avec Steven Seagal. La voici :



(8) 7e dan d’aïkido, un grade que peu de gens ont dans le monde, et aussi gradé dans d’autres disciplines martiales. Steven Seagal est également coach pour des sportifs de MMA (mixed martial arts, l’équivalent de l’ultimate fighting) et a participé à de nombreuses démonstrations publiques de son savoir-faire inégalé en la matière.

(9) Passionné de blues, il sort en 2005 l’album
Songs From the Crystal Cave, un mélange de ses influences world-country-blues, dans lequel il défend notamment ses positions en faveur du bouddhisme et de la spiritualité. En 2006 il enregistre Mojo Priest, un second album beaucoup plus blues, auquel participe entre autres Bo Diddley. Il y reprend plusieurs grands standards américains et est salué par la presse musicale.