Rencontre avec Sébastien Lifshitz

 

Les combats d’une vie

Sébastien LifshitzMalgré un beau score au Scrabble, le nom de Sébastien Lifshitz s’est peu à peu imposé dans le monde du film documentaire, notamment après la sélection des Invisibles, portraits d’homosexuels seniors installés dans tous les coins de la France, hors compétition au Festival de Cannes 2012 – et le César du documentaire. C’est d’ailleurs grâce à ce film que Sébastien Lifshitz a fait la rencontre de Thérèse Clerc, l’un des témoins du film. Militante féministe et lesbienne, après avoir été mariée, bourgeoise et catholique, Thérèse Clerc, également fondatrice de la Maison des femmes de Montreuil – qui porte désormais son nom -, et récipiendaire de la Légion d’honneur, était un vrai personnage. Elle est décédée en février 2016, à 88 ans. Elle avait demandé à Sébastien Lifshitz, dont elle avait accompagné le film dans divers festivals et projections publiques, de filmer les derniers moments de sa vie. On la voit affaiblie mais debout, tenant toujours un discours sur la sexualité, la place des femmes, la vieillesse, face caméra ou avec ses enfants et petits-enfants. Le portrait touchant d’une militante de tous les instants, d’une famille exemplaire. Le bilan d’une vie riche et multiple, en écho aux transformations de la deuxième moitié du XXe siècle.

 
Comment avez-vous commencé à vous intéresser à Thérèse Clerc ?

Pour Les Invisibles, on a cherché pendant un an et demi-deux ans des témoins. On était quatre à chercher, tous azimuts : à Paris, en banlieue, en province, dans des villages, la campagne… Je voulais étendre le spectre social le plus possible, et montrer la présence de l’homosexualité partout sur le territoire. Mais le milieu lesbien, et notamment de cette génération, était assez replié sur lui-même et n’aimait pas trop la présence des hommes. Je me suis entendu dire qu’on ne me parlerait pas au téléphone parce que je suis un homme, par exemple. Des choses étonnantes, mais qui avaient à voir avec des positions politiques qui venaient de l’époque des grands combats des femmes. Une de mes assistantes, qui travaillait la question des femmes, a rencontré Thérèse via le milieu associatif, et l’a trouvée incroyable. Il y avait une telle évidence en l’entendant parler.

Les Vies de Thérèse s’ouvre sur la demande que vous fait Thérèse, et l’on mesure ensuite l’importance du rôle de ses enfants. Comment avez-vous trouvé votre place de réalisateur, trouvé le film que vous vous vouliez faire ?

Thérèse ClercAu début, je ne savais pas très bien quel film je voulais faire, étant données les circonstances, et cette demande complètement inattendue, qui m’a beaucoup déconcerté. Mais je ne pouvais pas refuser. La demande de Thérèse était si forte, et ça faisait tellement sens pour elle. Je sentais aussi que c’était quelque chose qui pourrait lui donner comme une sorte de béquille pour vivre ce dernier moment. Et surtout, ça produisait un geste politique pour elle : continuer à militer et à utiliser son corps, sa vie pour produire un message et une parole active sur des questions qui lui étaient très importantes, c’est-à-dire la mort, le grand âge, la place des femmes, la sexualité… Et je trouvais très beau le fait qu’elle réussisse, jusqu’au bout, à trouver un moyen de militer avec la condition qui était la sienne. Ensuite, la question délicate était de savoir ce que j’allais raconter. Est-ce que j’allais rester sur la simple observation de ses derniers moments de vie ? Le film devait-il ne s’articuler que sur le présent, ou fallait-il évoquer le passé, et comment le faire sans reproduire le même procédé que pour Les Invisibles ? Je me suis posé des tonnes de questions pendant le tournage, surtout que j’étais dans une forme d’improvisation permanente. Je réfléchissais énormément à ma place, à la distance, au moment juste, au récit global… Le film s’est vraiment trouvé au montage, en éprouvant les intuitions que j’avais eues pendant le tournage. Le matériau, la somme des rushs, était très hétérogène. Et construire un récit fluide n’était pas du tout évident. Pauline Gaillard, ma monteuse, a été formidable de regard critique. Elle a su lire des choses dans les rushs.

Quand Thérèse Clerc vous dit « je voudrais que tu me filmes jusqu’au bout », vous avez parlé avec elle de ce que voulait dire ce « jusqu’au bout » ?

Thérèse ClercCa voulait vraiment dire « jusqu’au bout ». C’est-à-dire que j’avais l’autorisation de filmer l’agonie finale. C’est moi qui n’ai pas voulu, j’avais mes propres limites. Il y a des choses qui ne me semblaient pas nécessaires. Je voyais bien au fil des jours que je filmais la dégradation, il ne fallait pas en rajouter. Et puis il y a eu la question des enfants, qui au départ ne savaient pas que Thérèse avait demandé à ce que je filme. Ils ont été très surpris, et au début, ils n’ont pas désiré apparaître devant la caméra. Les circonstances étaient déjà tellement difficiles pour eux. Mais alors, le film aurait raconté l’histoire d’une femme qui meurt seule. Et c’était très éloigné de la réalité, puisqu’ils étaient là tout le temps, dans un amour, une dévotion à leur mère. Ce qu’ils ont compris. Finalement, ils ont répondu à la volonté de leur mère, à son désir. Une fois de plus, ils accompagnent leur mère dans son engagement. C’est magnifique cette générosité, ce respect, cette compréhension qu’ils ont de leur mère.

Le film s’appelle Les Vies de Thérèse et témoigne de la richesse et de la diversité de son parcours…

Je me suis très vite rendu compte que chaque enfant a connu une mère différente. Thérèse a fait des enfants sur une période de quinze ans, et au cours de ces années, elle change radicalement. Mais par étapes. Et chaque enfant a connu une étape qui n’est pas celle de l’autre. La cadette est celle qui a connu la période la plus étonnante et de totale transformation. Alors que l’aîné a connu celle de la femme traditionnelle, bourgeoise, épouse, soumise. Il y a un monde qui les sépare. Ca raconte tellement Thérèse. Cette femme multiple qu’elle a pu être, cette révolution qu’elle a accomplie sur elle-même, qui est aussi la révolution de la société. Elle est elle-même une sorte de condensé de la transformation de la société française, notamment concernant la place des femmes. Dans l’observation que les enfants ont eu de leur mère, on pourrait presque remplacer le mot « Thérèse » par « société française » : « moi je suis né à telle époque, c’était comme ça la société » ; et « non, moi quand je suis né, c’était comme ça ». Elle a été de son temps, elle a été synchrone avec ce qui se passait. C’est magnifique.

 
Les Vies de Thérèse de Sébastien Lifshitz, avec Thérèse Clerc. France, 2016. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs 2016.

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