Rencontre avec Yolande Moreau

 

Henri, de Yolande MoreauFigure inoubliable de la troupe de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, Yolande Moreau se dévoile peu à peu en solo, d’abord avec son premier film, Quand la mer monte, puis avec des rôles de plus en plus importants comme celui de Séraphine, de Martin Provost. Avec Henri, son deuxième film derrière la caméra, elle poursuit son portrait sensible et touchant de ceux qu’on regarde trop peu.

 
Qu’est-ce qui vous a donné le goût des personnages à la marge ?

Ils sont à la marge et pas tant que ça. Comme nous tous, finalement. C’est un peu facile à dire mais je pense que ce n’est pas loin de nous. On est tous à la marge. Je ne me sens pas tellement différente. J’en connais plein, des gens comme ça : la cinquantaine alcoolisée, ou légèrement, ils ne sont pas si paumés que ça, mais la vie est passée par là, pas si facile. C’est difficile de vivre. C’est génial et en même temps c’est difficile. J’espère que le film raconte ça aussi. C’est un petit réveil pour Henri, il avait oublié que c’était vraiment bien, la vie.

Vous portiez également ce regard, dans Quand la mer monte, sur des personnages un peu seuls. C’est le point commun essentiel de vos deux films, la rencontre de deux solitudes.

Je n’ai pas vu la ressemblance tout de suite, je pensais faire quelque chose de très différent. Et en fait, je raconte la même chose : la difficulté de vivre, de s’en sortir de temps en temps avec une histoire d’amour, de retrouver un éclat. Oui, là il y a un parallèle. Déjà chez Deschamps, on ne parlait que de ça. C’est mon fil rouge entre le théâtre et le cinéma. La difficulté des gens, les rapports entre eux.

Ce regard, vous le tenez de Jérôme Deschamps ?

Je crois qu’il n’y a pas de hasard. Mon spectacle, repris dans Quand la mer monte, date d’avant les Deschiens, et il y a déjà ce truc-là. Le mal de vivre des gens, je crois que c’est mon fil rouge et que c’est universel. Moi je parle plus des petites gens que des bourgeois, mais il est partout. J’ai vu le magnifique film de Valeria Bruni-Tedeschi, Un château en Italie, elle parle bien de la bourgeoisie, elle en vient. Moi je parle mieux des petites gens, parce qu’on parle bien de ce qu’on connaît.

C’était important pour vous d’évoquer la question du handicap tout en n’en faisant pas le sujet essentiel de votre film ?

Je voulais trouver la bonne distance. Plutôt que de parler de la différence, je voulais parler de la ressemblance. La question des handicapés mentaux, ça me touche beaucoup parce que j’y vois une résonance à nos propres tourments, à nos propres vies. La manière dont ils s’expriment, c’est comme de l’art naïf ou de l’art primitif. Quand on va voir les expos d’art primitif à Lausanne, on est fasciné par cette peinture. C’est la même chose. Eux, ils n’ont pas les codes, c’est plus brut, mais au fond c’est pareil. C’est kif kif et bourricot. Dans le film, sans arrêt je fais des parallèles, par exemple avec les chansons grivoises, qu’ils chantent comme Henri. A la limite, celle qui a les yeux les plus ouverts sur le monde, c’est plutôt Rosette qu’Henri. Lui, il a les yeux fermés.

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Peut-être parce que vous êtes belge, on pense un peu au Huitième jour de Jaco Van Dormael. Vous vous y êtes référée ?

A un moment, j’ai eu un peu peur. Je connaissais bien Jaco et son film, et je me disais de faire attention avec mon thème parce que c’était un peu proche. Et pourtant, c’est traité de manière radicalement différente. Et puis, j’ai revu Le Huitième jour, et je me suis dit que je pouvais continuer ma route sans problème.

La deuxième partie du film, celle qui se passe au bord de la mer, est la plus réussie. Après Quand la mer monte, la mer vous inspire particulièrement ?

Il y a une espèce d’ouverture à ce moment-là, c’est dans la progression du film. On pose les choses avant et la mer ajoute à cette ouverture. Pour Henri et Rosette, il s’agit de partir et de mieux revenir.

Encore une fois, la musique est très importante dans votre film. Quel rôle lui attribuez-vous ?

Un rôle essentiel. L’idée du scénario m’est d’ailleurs venue avec le disque de Tom Waits, You Are Innocent When You Dream, que j’écoutais en boucle. C’est la musique qui m’a donné la première impulsion, la première idée d’un personnage. Et très vite, j’ai besoin de travailler la musique, en amont. J’ai horreur de faire le film et de me dire « Bon maintenant, qu’est-ce qu’on colle là-dessus ? » C’est impensable pour moi. J’ai demandé à mes copains musiciens : « Allez-y, créez, je ne vous garantis pas que je peux prendre. » Et j’avais notamment demandé à Wim Willaert, avec qui j’avais travaillé sur Quand la mer monte. Il est venu plusieurs fois à la maison en Normandie avec des musiciens. Ils ont improvisé, longtemps à l’avance. Et puis finalement, c’est au montage qu’on voit ce qui fonctionne et ne fonctionne pas.

En tant que réalisatrice, vous vous servez de votre expérience d’actrice ?

Forcément, oui. D’abord, on sait mieux comment ça marche. Si je n’avais jamais fait de film, ça aurait été plus difficile. On ne sait pas exactement de quoi, mais on se sert de toutes les petites expériences, on les accumule. Tout en n’ayant aucune certitude. J’ai 60 ans et je n’ai aucune certitude. C’est énervant mais c’est comme ça. A chaque fois, on recommence à zéro, mais, un travail après l’autre, on emmagasine quand même des petites choses.

Certains réalisateurs ont-ils été déterminants pour vous lancer à votre tour derrière la caméra ?

Il y a des gens qui ont été déterminants parce qu’ils ont été proches. Comme Delépine et Kervern, Martin Provost, Dominique Cabrera. Ou Agnès Varda, qui m’a fait tourner dans mon tout premier film. Elle est absolument sidérante. Elle m’épate. Quand j’ai vu Les Plages d’Agnès, je suis restée scotchée. Quel culot ! Insensé ! Pour le coup, ça m’a presque bloquée, je me suis dit que je n’étais pas capable de faire ça.

L’envie de passer derrière la caméra vous tenait depuis longtemps ?

Henri, de Yolande MoreauNon, ça s’est fait par hasard au moment de Quand la mer monte. Je travaillais avec Gilles Porte, et c’est lui qui est venu avec l’idée. Moi je n’aurais jamais pensé le faire. Et puis j’y ai pris goût, ça m’a amusée. J’espère prendre un peu moins de temps pour faire le prochain. Je vais continuer à faire la comédienne bien sûr, c’est plus confortable. Ca me permet de ne pas devoir enchaîner. Je ne suis pas une faiseuse, je ne vais pas vite. Et puis j’aime vraiment bien être comédienne. Quand on me propose de beaux projets, je suis contente.

Depuis quelques années, on vous confie des rôles plus importants.

En fait, c’est depuis Quand la mer monte. Avant, avec les Deschiens, c’était difficile. On nous appelait pour faire les rigolos de service, mais en fait on faisait peur à beaucoup de réalisateurs. Il ne fallait pas que ça fasse Deschiens. L’image de la télé colle. Moi, je n’ai jamais eu peur de ça, ce sont les autres qui avaient peur. On nous appelait seulement pour faire les marioles. Mais moi j’aime bien faire la mariole. Sans être caricaturale non plus, j’espère. Ca me fait marrer. Je ne me suis pas sentie enfermée. Mais quand j’ai fait mon film, ça a peut-être permis à Martin Provost de venir me chercher. Il ne serait peut-être pas venu vers moi avant. Mais je ne l’ai pas fait pour prouver que je pouvais faire des choses différentes.

 
Henri de Yolande Moreau, avec Candy Ming, Pippo Delbono, Jackie Berroyer… France, 2012. Sortie le 4 décembre 2013. Présenté à la 45e Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes.

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