Rencontre avec Benh Zeitlin

 

Benh Zeitlin à Cannes pour son film Les Bêtes du sud sauvageDéjà récompensé en début d’année à Sundance, désormais lauréat du Grand Prix du 38e Festival du film américain de Deauville, Les Bêtes du sud sauvage, premier film de Benh Zeitlin, avait aussi obtenu la Caméra d’or au Festival de Cannes 2012. C’est à cette occasion que nous avions rencontré Benh Zeitlin, alors encore dans l’ombre. Quelques minutes avant la projection officielle du film à Cannes, on n’en savait rien : aucun dossier de presse disponible, aucune information en français – ou alors, de mauvaises traductions de quelques sites américains liés à Sundance. On connaissait juste le nom du réalisateur, Benh Zeitlin, celui de sa coscénariste et auteur Lucy Alibar, et une bande-annonce magnifique à l’inspiration toute malickienne, dans laquelle deux comédiens charismatiques interprètent un père et sa fille : Dwight Henry est Wink, et Quvenzhané Wallis, 9 ans aujourd’hui, 6 au début du tournage, est Hushpuppy. Dire que Quvenzhané/Hushpuppy est charismatique est encore loin du compte : sitôt la projection terminée, on sait qu’on tient une œuvre audacieuse et riche, un réalisateur singulier, et une gamine fascinante. D’où le besoin irrépressible de demander à Benh Zeitlin, tant que le monde ne se l’arrache pas encore, pourquoi, comment, quand, et qui.

 
La Louisiane est-elle pour vous une grande source d’inspiration, comme elle peut l’être en littérature ?

Les Bêtes du sud sauvage a vraiment commencé il y a six ans, lorsque je suis allé en Louisiane réaliser un court-métrage [Glory at Sea, ndlr]. Quand je suis rentré à New York, j’ai su que je n’y resterai pas, et j’ai déménagé en Louisiane. J’ai essayé de comprendre ce qui m’attirait autant là-bas, et ce film, c’est comme une chanson d’amour à la Louisiane.

Qu’est-ce qui vous a fait également tomber amoureux des habitants du Bayou ?

C’est un endroit sauvage, une sorte de frontière avec le reste du pays, et je suis tombé amoureux des gens parce qu’il y a là-bas une liberté liée à l’abandon et à la pauvreté. C’est très unique, et c’est particulier à cet endroit où l’eau et la terre se mêlent, pas comme ici [Benh Zeitlin montre la plage de la Croisette sur laquelle nous nous trouvons, ndlr], où l’eau marque une limite, mais un endroit où les deux sont imbriqués l’un dans l’autre.
Pour vivre dans de telles conditions, il faut être incroyablement brave, tout le monde dans le bayou a du courage et une immense fierté pour son territoire, qui fait que ses habitants ne le quitteront pas. Les gens qui vivent là-bas y sont implantés et ne vont même jamais jusqu’à traverser le pont du Mississippi.

Les habitants sont-ils oubliés du reste du monde ?

L'affiche originale des Bêtes du sud sauvageIls ne le sont pas à ce point dans la réalité. Dans le film, le Bassin mélange plusieurs aspects de la culture louisianaise, qui combine à la fois culture créole, cajun et brésilienne avec celle de la Nouvelle-Orléans. Elles coexistent pleinement dans le Bassin. J’ai été aussi inspiré par l’île de Jean Charles, une communauté d’Amérindiens vivant tout au sud de la Louisiane. La petite route qui mène à l’eau dans Les Bêtes du sud sauvage est inspirée par ce lieu. Dans les années 1960, il y avait deux cents familles à cet endroit, les habitants parlaient français, vivaient en autosuffisance, élevaient du bétail, cultivaient leurs terres. Puis on y a découvert du pétrole, et les industriels ont chassé la population pour s’installer et construire des plateformes pétrolières. Aujourd’hui, la population s’est réduite à une trentaine de familles. Il y a quarante ans cet endroit mesurait environ 16 kilomètres de long, il n’en fait désormais que 5. En à peine plus d’une génération, cette communauté s’est effondrée. Sa culture a aussi été complètement détruite, seuls les grands-parents parlent encore français. Aujourd’hui, la population se bat avec le gouvernement pour récupérer ses terres. Même si le film ne traite pas de ce lieu en particulier, la manière dont le gouvernement a décidé de laisser tomber une population entière en cédant à la pression des industriels m’a beaucoup influencé. Aujourd’hui, c’est un lieu qui semble rayé de la carte.

Les récents et dramatiques événements en Louisiane – l’ouragan Katrina, la marée noire de BP – ont-ils influencé l’écriture du scénario ?

L’explosion de la plateforme Deepwater Horizon de BP s’est produite le premier jour du tournage [le 20 avril 2010, ndlr]. Nous étions dans la ville la plus proche de la plateforme, et comme plusieurs lieux de tournage allaient peu à peu être envahis par le pétrole, nous avons dû demander à BP la permission de franchir les barrières de protection. Le pétrole se déversait de plus en plus près de nous, comme les aurochs dans le film. Chaque jour on voyait aux informations cette marée noire se rapprocher de l’endroit où nous étions ; donc sans vraiment affecter le script, ça a modifié notre attitude sur le tournage, et ça m’a conforté dans le choix de mon sujet. Je me suis dit que dans la réalité aussi, ce monde était en train de disparaître parce que les institutions l’abandonnaient. Quant à Katrina, ce n’est pas tant cet ouragan que toutes les tempêtes qui s’abattent régulièrement dans la région qui y rendent la vie très précaire. J’étais conscient qu’il y avait constamment des ouragans, et que tout peut être balayé d’un coup.

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Cette conscience de la fragilité de la vie donne un sens particulier à la mort chez ses habitants ?

Ca ne signifie pas pour autant que les Louisianais soient suicidaires, mais pour en avoir parlé avec beaucoup de gens, quitter ces lieux et abandonner sa culture serait pire que mourir. On retrouve vraiment cette mentalité là-bas. Les fantômes sont très présents en Louisiane, on sent les gens très proches de l’au-delà. C’est quelque chose qui caractérise cette culture sauvage et sans peur.

La relation entre Hushpuppy et son père est fascinante : il s’agit d’une éducation à la dure, mais en même temps très belle et émouvante…

Dwight Henry, acteur des Bêtes du sud sauvage © Léo-Paul RidetCette relation provient d’une des pièces de ma coscénariste Lucy Alibar, Juicy and Delicious. Elle raconte l’histoire d’un père et de son fils qui vivent seuls dans un ranch un peu fou. C’est une pièce en grande partie autobiographique, Lucy a grandi avec un père dur et sauvage qui se défiait de la science. Lorsqu’il a contracté un cancer, il le voyait comme un démembrement de la réalité, non comme une maladie. Le personnage du père de Hushpuppy est largement inspiré de celui du père de Lucy. C’était le genre de type qui explosait son poing contre un mur quand la passion devenait trop forte, comme Hushpuppy bascule, non pas dans la violence, mais dans son imaginaire lorsque les émotions deviennent trop fortes.

Les Bêtes du sud sauvage fait appel à plusieurs mythologies et serait difficile à résumer simplement. Est-ce un conte, de la science-fiction, du fantastique ?

C’est un conte, mais pas un conte de fées. Il n’y a pas réellement de créatures surnaturelles, c’est davantage une histoire à la John Henry (1), où des héros folkloriques se retrouvent face à des éléments extraordinaires. Si des moments paraissent fantastiques, c’est que Les Bêtes du sud sauvage est envisagé à travers le regard d’une petite fille de 6 ans, qui perçoit une réalité sans barrières, et je voulais respecter sa vision de la réalité en ne dissociant pas ce qui était réel du fantasme. Si Hushpuppy croit quelque chose, c’est que c’est la réalité. Je ne voulais surtout pas qu’on puisse se dire que c’est l’histoire d’une fille qui traverse une série de désastres. Pour elle, c’est avant tout une aventure mythique, il fallait donc partager ses perceptions.

Quvenzhané Wallis, qui incarne Hushpuppy, est surprenante. Est-ce difficile de diriger une petite fille de 6 ans ?

Quvenzhané Wallis aka Hushpuppy, actrice des Bêtes du sud sauvageOn savait d’avance que ce serait très difficile de trouver la comédienne. On a fait des castings à travers toute la Louisiane, on a auditionné entre 3500 et 4000 enfants. La première audition de Quvenzhané Wallis n’a pas été une véritable révélation, mais la petite fille est revenue pour une seconde audition, comme une vingtaine d’autres enfants. Dès qu’elle est arrivée, j’ai su qu’elle était différente. Elle n’avait pas besoin de parler, elle faisait passer des émotions par ses yeux, ce qui est très rare : en général lorsque les enfants ont fini de dire leur répliques ils redeviennent eux-mêmes, alors que Quvenzhané a su intérioriser son personnage. Elle est pleine d’énergie, très intelligente, c’est une actrice-née. Aucun des acteurs du film n’est professionnel. Pour les autres acteurs, jouer n’était pas naturel, mais jouer avec elle était pour moi aussi simple que de jouer avec un acteur professionnel. Elle savait immédiatement si son jeu était bon, s’il fallait rejouer la scène ou non. Elle a même collaboré avec moi en changeant certains dialogues, pour qu’on retrouve de véritables paroles d’enfant. On est devenus très amis, et notre duo de travail fonctionnait parfaitement. On a créé son personnage ensemble.

Certaines séquences étaient improvisées ?

Pendant les répétitions, on a laissé beaucoup de place à l’improvisation afin d’adapter le script à la nature des comédiens. L’écriture a évolué pour que le film soit plus authentique. Les dialogues que j’avais imaginés au départ étaient trop longs, il fallait utiliser le langage des comédiens, c’est pourquoi nous avons modifié les dialogues tout au long du tournage. Quvenzhané venait parfois avec moi relire le script et modifiait certains passages qui ne lui semblaient pas naturels, ce qui lui a permis de mieux mémoriser les dialogues. Une seule scène a été véritablement improvisée, celle où Wink et Hushpuppy pêchent avec la main. La séquence a pris seulement dix minutes pour être tournée. Nous avions simplement amené un poisson vivant et je leur avais précisé de ne pas s’occuper des dialogues. La séquence qu’on voit dans le film est la première prise. On voit bien à ce moment-là comment Quvenzhané Wallis a gagné en maturité en tant qu’actrice, de la même manière qu’Hushpuppy gagne en maturité dans le film.

Les Bêtes du sud sauvage est un film étrange – dans une acception positive –, avec des expérimentations narratives et visuelles : c’est un pari risqué pour un premier film. Vous attendiez-vous à rencontrer un tel succès ?

Hushpuppy dans Les Bêtes du sud sauvage, de Benh ZeitlinPas du tout ! C’est vrai qu’on ne peut pas raconter l’histoire en deux lignes, ce qui ne donne pas une image précise du film, donc je pensais que ce serait trop complexe pour le public. Beaucoup de raisons me faisaient penser que le grand public ne s’intéresserait pas du tout à ce film. Je suis très heureux qu’il y ait cet accueil chaleureux, car je tenais à ce que Les Bêtes du sud sauvage soit un film populaire, un film qui puisse être vu par tous. Comme un Disney des années 1970. L’histoire devait être fidèle à la poésie et au lyrisme de l’enfance incarnée par Hushpuppy, et exprimer de manière organique l’imaginaire du personnage. Malgré les aspects non conventionnels des Bêtes du film sauvage, je voulais véritablement réaliser un conte folk.

 
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(1) John Henry est un héros du folklore américain. La légende raconte que John Henry, ouvrier des Chemins de fer, défia le marteau à vapeur qui commençait à priver les creuseurs de montagne de leur emploi. Victorieux mais éreinté, il mourut d’une crise cardiaque et devint le symbole des travailleurs.

Les Bêtes du sud sauvage de Benh Zeitlin, avec Quvenzhané Wallis, Dwight Henry, Levy Easterly, Lowell Landes, Pamela Harper, Gina Montana, Amber Henry… Etats-Unis, 2011. Sortie le 12 décembre 2012. En sélection Un Certain Regard au 65e Festival de Cannes.

Merci à AP pour sa précieuse collaboration linguistique.