Piazza Fontana, de Marco Tullio Giordana

 

Piazza Fontana de Marco Tullio GiordanaFidèle à sa ligne, le réalisateur italien Marco Tullio Giordana continue d’émonder film après film l’histoire de son pays, et à travers elle sa propre histoire. Celle de ses années 1960-1970, placées sous le signe de la violence, qu’elle fut politique, policière, sociale ou terroriste. De son tout premier long-métrage Maudits je vous aimerai ! (1979) à sa fresque exceptionnelle Nos Meilleures Années (2003) en passant par Les Cent Pas (2000), Marco Tullio Giordana n’a eu de cesse de secouer sa bonne vieille Botte pour regarder ce qu’il pouvait en tomber et en tirer les motifs de son cinéma. Un cinéma éveillé, soucieux de comprendre, en évitant toujours de céder aux sirènes du parti pris simpliste. Piazza Fontana, son douzième long-métrage, ne déroge pas à la règle et ce en dépit d’une forme très académique.

Giordana revient avec ce film sur l’un des événements les plus traumatisants du passé socio-politique transalpin, l’attentat de la banque agricole de Milan, Piazza Fontana. On est le 12 décembre 1969, il est 16h37. Bilan : 17 morts et 88 blessés. Un épisode encore perclus de zones d’ombres et pour lequel la justice italienne n’a toujours pas désigné de coupable. Jusque-là sur le fil, le pays basculera ensuite dans ses terribles “années de plomb” marquées par un activisme politique d’une rare férocité.

Piazza Fontana de Marco Tullio GiordanaA l’époque, l’enquête est confiée au commissaire Luigi Calabresi (un Valerio Mastrandrea tout à fait convaincant) qui oriente très vite ses investigations du côté des “agités” d’extrême gauche. L’un d’eux, Giuseppe Pinelli (l’inévitable Pier Francesco Favino), employé des chemins de fer et membre fondateur du cercle anarchique Ponte della Ghisolfa fait l’objet d’un long interrogatoire dans les locaux de la police politique milanaise. Lui et le commissaire se connaissent bien. Ils se sont déjà croisés à plusieurs reprises. Et en dépit de leurs positions différentes, ils ont appris à se respecter. Mais lorsque Pinelli est retrouvé mort après être tombé d’une fenêtre du cinquième étage, Calabresi se retrouve comme principal suspect de ce que les partisans d’extrême gauche considèrent comme un crime policier pur et simple. Le hic, c’est que le commissaire était absent au moment du drame… La version officielle retient la thèse du “suicide comme aveu de culpabilité”. Calabresi n’y croit pas et décide de creuser davantage. Ses recherches le mèneront des groupuscules néofascistes jusqu’aux plus hautes sphères du gouvernement et des services secrets italiens.

Le titre original du film – Romanzo di una strage, “Roman d’un massacre” – fait écho à celui d’un célèbre article de Pier Paolo Pasolini datant de 1974, intitulé Il romanzo delle stragi, dans lequel l’artiste était monté à la tribune tel un Zola qui accuse pour lancer à la face des responsables des vagues d’attentats perpétrés à cette époque un “Je sais, moi” protestataire et rageur. L’artiste trouvait la mort, assassiné, un an plus tard.

Je sais, moi.
Je connais, moi, les noms des responsables de ce qu’on appelle “putsch” (et qui est en réalité une série de “putsch” devenue un système de protection du pouvoir).
Je connais, moi, les noms des responsables du massacre de Milan du 12 décembre 1969.
Je connais, moi, les noms des responsables des massacres de Brescia et de Bologne des premiers mois de 1974.
Je connais, moi, les noms du “sommet” qui a manœuvré, à savoir : les vieux fascistes auteurs de “putsch”, aussi bien que les néofascistes auteurs matériels des premiers massacres, aussi bien, enfin, que les auteurs matériels “inconnus” des massacres les plus récents.
(…)
Je connais, moi, tous ces noms et je connais tous les faits (attentats aux institutions et massacres) dont ils se sont rendus coupables. Je sais, moi. Mais je n’ai pas de preuves. Je n’ai même pas d’indices. Je sais, moi, parce que je suis un intellectuel, un écrivain, qui essaye de suivre tout ce qui arrive, de connaître tout ce qu’on en écrit, d’imaginer tout ce que l’on ne sait pas ou que l’on tait ; qui coordonne des faits même lointains, qui remet ensemble les morceaux désorganisés et fragmentaires de tout un cadre politique cohérent, qui rétablit la logique là où semblent régner l’arbitraire, la folie et le mystère.
(…)
A qui revient-il donc de donner ces noms ? Evidemment à qui a non seulement le courage nécessaire, mais, avec cela, n’est pas compromis dans sa pratique avec le pouvoir et, en outre, n’a, par définition, rien à perdre : c’est-à-dire à un intellectuel.
(…)

Piazza Fontana de Marco Tullio GiordanaC’est à cet appel à la responsabilité des intellectuels que Marco Tullio Giordana s’efforce de répondre à travers son film (et son cinéma en général). A partir des informations accumulées, des archives déclassifiées, des différentes hypothèses avancées, Giordana délivre un thriller politique intense à la construction solide, parfois confuse. L’image est soignée, l’esthétique irréprochable… C’est d’ailleurs peut-être ce qu’on pourrait lui reprocher justement. Mais passé outre ce classicisme formel, on finit tout de même par se laisser guider au cœur de l’épais brouillard qui enveloppe cette Piazza Fontana. Le réalisateur se faufile dans chaque nid de conspirateurs, des caves d’anarchistes au bureau du Président de la République italienne, Giuseppe Saragat. Le travail de reconstitution est d’une rigueur implacable. L’atmosphère, pesante et ténébreuse. Giordana nous guide, certes, mais sans nous faciliter la tâche pour autant. Avec minutie, il prend le temps d’assembler les faits, d’en respecter scrupuleusement la chronologie, en passant au crible chacun des protagonistes… et ils sont nombreux ! On frôle parfois l’indigestion, du moins, le temps d’ingurgiter l’identité et la fonction de chaque conjuré, de déchiffrer les différents rapports de force qui les opposent ou les rapprochent, d’épouser le rythme trépidant du montage et la construction explosée de la narration. En effet, Marco Tullio Giordana divise le temps et l’espace de son récit en chapitres comme autant de tableaux psychologiques. Il déroule son scénario comme un puzzle qui se dessine peu à peu mais dont il manquera toujours des pièces. Le cinéaste témoigne ainsi de son obstination à ne pas s’abandonner aux raccourcis et aux interprétations faciles, acceptant de se confronter à la complexité – et donc aux incertitudes – de son sujet. Piazza Fontana n’est pas un pamphlet mais une réflexion sur une époque et un événement primordial de l’histoire italienne contemporaine. Un événement devant lequel le réalisateur a su rester humble, sans chercher à combler les trous d’une mémoire collective encore en construction.

 
Piazza Fontana de Marco Tullio Giordana, avec Valério Mastandrea, Pierfrancesco Favino, Michela Cescon… Italie, 2012. Sortie le 28 novembre 2012.

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