Gone Girl, de David Fincher

 

Scènes d’une vie conjugale

Gone Girl, de David FincherAvant de s’en aller tourner Gone Girl, David Fincher se trouvait, fin 2012, en plein pourparlers avec Kathleen Kennedy, la big boss de l’empire Lucasfilm. Pas étonnant : Finch’ connaît bien la maison de tonton George. Il était déjà de la partie chez Industrial Light & Magic pour Le Retour du Jedi ou Indiana Jones et le temple maudit. Pas étonnant donc de voir Miss Lucasfilm lui poser la sacro-sainte question à 1000 $ : oui ou non pour la réalisation de l’Episode VII de Star Wars ? Ce sera non. Plus qu’échaudé par l’esprit “studio” depuis son tournage d’Alien 3, expérience laborieuse au résultat tout juste honnête, miné notamment par l’interventionnisme pesant de la Twentieth Century Fox, David Fincher a préféré se retirer de la course, jugeant a priori incompatible son approche de la saga et les velléités artistiques supposées de l’imposante mécanique Disney-Lucasfilm – la machine à divertir ayant racheté la société de George Lucas en octobre 2012 pour 4,05 milliards de billets verts.

Mais alors que nos corps fébriles attendent avec impatience, bien que circonspecte, ce septième volet de la Guerre des étoiles que J.J. Abrams, l’heureux élu, annonce très 70′s et vintage (sortie prévue pour le 18 décembre 2015), David Fincher, quant à lui, a donc pu s’en retourner à son atelier, retrouver ses marottes et ses névroses, étancher son insatiable soif du mal. C’est ainsi, en fervent disciple reconnu du film noir, qu’il persiste avec Gone Girl à dérouler ce cinéma sombre et désespéré. Celui-là même qui fait de lui l’un des cinéastes les plus exaltants.

Fidèle mise en images du roman de Gillian Flynn, Les Apparences, Gone Girl est une petite merveille d’embrouillamini psychologique moderne dont un Alfred Hitchcock ou un Orson Welles n’auraient assurément pas renié la filiation. Un thriller domestique comico-satirique dont il est difficile d’évoquer l’intrigue sans trop en dévoiler (bien qu’à l’heure où ces quelques lignes sont couchées, vous êtes sans doute déjà nombreux à en avoir découvert les dessous). Tenons-nous-en donc au pitch officiel…

A l’occasion de son cinquième anniversaire de mariage, Nick Dunne (Ben Affleck) signale la disparition de sa femme, Amy (Rosamund Pike). Sous la pression de la police et l’affolement des médias, l’image du couple modèle commence à s’effriter. Très vite, les mensonges de Nick et son étrange comportement amènent tout le monde à se poser la même question : a-t-il tué sa femme ?

Gone Girl, de David FincherGone Girl ou les tribulations d’un singe savant. Avec dans le rôle du singe savant, un Ben Affleck inspiré… ou inspirant. Toujours est-il que l’acteur délivre sans doute là sa meilleure partition, incarnant à merveille ce mari dépassé que tout accable. Un homme vulnérable à l’expressivité cotonneuse et au regard ahuri. Face à la vindicte populaire et à l’œil fouineur de médias carnassiers, il devra dire et faire ce qu’on lui dit – d’où le “singe savant” – s’il veut éviter l’injection létale pour le meurtre de son épouse. Une épouse que l’on apprend à connaître et à aimer à travers un journal intime et à qui une formidable Rosamund Pike prête ses traits, à la fois fragile et ensorceleuse.

Nous voilà donc embarqués au cœur d’un thriller conjugal finalement assez classique. Une épouse disparue, un mari que tout accuse et une enquête policière… Mais alors que l’on croyait avancer en terrain connu, Fincher prend brutalement la tangente pour s’engager sur une tout autre voix. Celle d’une farce satirique. Le thriller conjugal vire alors peu à peu à l’absurde. Du génie ! Pour autant, le tout reste incroyablement équilibré. La diversité des genres qui traversent le récit étant contrebalancée en permanence par une direction et un jeu d’acteurs irréprochables, une esthétique et une mise en scène toujours tirées à quatre épingles. La caméra fixe le plus souvent, jamais (ou rarement) à l’épaule, calme et sévère, Fincher exhibe notre perversité, individuelle ou collective, instrumentalisée et institutionnalisée. De plus en plus proche de l’ordinaire, le cinéaste réduit la distance entre ses images et celui qui les regarde. Qui irait s’identifier à un serial-killer bibliquement atteint (quoique…) ? A l’inverse, en dressant le portrait de ce gentil mari mou-du-genou un brun benêt (le type normal, quoi), Fincher nous renvoie à nos propres failles. Le pouvoir, celui de la rumeur, celui des médias, les faux-semblants, le mensonge, l’omission, la paranoïa… Fincher filme la tension latente et pernicieuse qui s’immisce au sein du couple Nick-Amy à mesure que les non-dits s’accumulent, nourrissant une énergie amère, obscur prélude à la rancœur et à la haine.

Gone Girl, de David FincherAprès les exercices de style – réussis – de ses débuts (Seven mais surtout Fight Club et Panic Room), David Fincher inscrit son nouveau film dans la veine plus sobre et dépouillée de ses dernières réalisations (l’injustement mésestimé Zodiac, The Social Network ou même Millenium). Du jeune clipper au cinéaste, l’homme aurait-il définitivement achevé sa métamorphose ? Les derniers longs-métrages de Fincher témoignent en tout cas d’une sobriété qui n’entache en rien – et c’est ce qu’il y a de remarquable – l’atmosphère de désolation, froide et oppressante, qui baigne l’ensemble de son œuvre. Moins maniéré, moins spectaculaire, le cinéma de Fincher reste tout aussi tendu, torturé et torturant, puissant et exigeant. Un cinéma où le mystère, l’étrange et l’inexplicable s’avèrent souvent le fruit d’une mécanique parfaitement huilé. De sordides pièces montées imaginées par l’homme. Et à ce titre, Gone Girl s’inscrit parfaitement dans cette fascinante introspection du mal qui traverse le travail du réalisateur. Et c’est en “darwiniste” du septième art qu’il brosse le portrait de cet homme qui, sous ses faux airs d’espèce civilisée, reste un féroce prédateur. Et sa loi reste celle du plus fort.

 
Gone Girl de David Fincher, avec Ben Affleck, Rosamund Pike, Neil Patrick Harris… Etats-Unis, 2014. Sortie le 8 octobre 2014.

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