Fin de concession, de Pierre Carles

 

A perpétuité

Affiche de Fin de concession de Pierre CarlesEn 1987, fait unique dans l’histoire de la télévision mondiale, un gouvernement décide de privatiser sa première chaîne. Outre le caractère symbolique du chiffre 1, les postes vétustes de l’époque s’allument sur TF1. Une particularité technique qui n’échappe pas au groupe Bouygues : l’entreprise de BTP décide de saisir sa chance, malgré le prix élevé de l’achat, arguant « que l’on trouve toujours de l’argent » (oui, enfin quand on est Bouygues surtout), mais « que ce sont les opportunités qui sont rares ».

Avec l’appui de Bernard Tapie, conseiller en communication pour le grand oral d’attribution de la fréquence, Francis Bouygues et son équipe à faire ripper le soleil promettent de faire de TF1 une « chaîne culturelle », qui préfère le soutien à « la production française » plutôt que les dessins animés « débiles » et les séries américaines. Investir dans le cinéma, diffuser des spectacles lyriques, telles sont les promesses de Bouygues dans le cahier des charges présenté à la CNCL. TF1 devient privée, avec une concession de dix ans.

A l’arrivée, le drame s’est joué en un seul acte : jamais la concession attribuée n’a été rediscutée, et son renouvellement est devenu automatique. Malgré les graves manquements de la première chaîne à ses promesses culturelles. Et a fortiori au vu du jeu de séduction que TF1 livre avec les gouvernements en place : quand l’entreprise actionnaire principale d’une chaîne de télévision dépend des commandes de l’état (un stade à construire, une LGV à ériger en partenariat public-privé, un appel d’offre sur une zone urbaine, etc…), rien d’illogique à ce qu’elle passe les plats aux gouvernants.

Mais la logique est loin d’être affaire de morale, et c’est ce que Pierre Carles entend nous montrer avec Fin de concession. Spécialiste de la critique des médias, en particulier des liens de connivence du journalisme avec les hommes politiques, et sniper des faux subversifs (il s’en prenait jadis à Daniel Schneidermann, il n’hésite pas aujourd’hui à désigner Frédéric Taddéï et Bruno Gaccio dans cette catégorie), le documentariste s’est décidé à retrouver ce terrain après Pas vu pas pris et Enfin pris.

Aussi, l’homme nous entraîne dans son voyage dans la sphère médiatique, ou plus exactement dans son orbite : le métrage regorge de demandes d’interview restées sans suite, d’entretiens arrêtés avant leur terme ou de langue de bois (Carles reconnaît s’être laissé enfumer par Jean-Marie Cavada et Elise Lucet), et c’est dans ce sens que l’on ressort de la vision de Fin de concession dans un état mélancolique profond. Il n’y a pas lieu à débat, plus de discussion possible : de toute façon TF1 est privatisé et verra la concession accordée à Bouygues renouvelée ad vitam aeternam.

L’on devine alors que le mécanisme qui préside la construction politique de la télévision obéit à certaines règles qui ont cours en relations internationales : à l’instar des zones d’influence géographiques qui justifient des alliances objectives contraires à d’éventuelles accointances morales (l’axe américano-saoudien au Moyen-Orient par exemple, contraire à l’évidence à la théorie de Manifest Destiny), des zones d’influence immatérielles se superposent entre le pouvoir politico-financier et les leaders médiatiques, pourtant tenus à une certaine déontologie.

Cet aspect est largement illustré dans Fin de concession par l’une des habitudes méthodologiques de Carles, à savoir sa facilité à glisser d’un sujet structurel (ici la concession renouvelée) à une pratique (la connivence généralisée), et le cinéaste bourdieusien généralise son enquête à des rituels aussi révoltants que le Dîner du siècle.

Mais au-delà d’une dénonciation qui le dispute à l’agitation-propagande (les procédés du canular et du happening militant sont largement employés), Carles rend également compte de ses difficultés de cinéaste. Au premier chef desquelles la nécessité de ne pas utiliser les armes de ses adversaires et donc de ne pas manipuler le spectateur. Une transparence qui pourrait laisser entendre que le réalisateur d’Attention danger travail serait en perte de fighting spirit, comme le déclare l’un de ses amis dans le film. Par l’autocritique, le recul sur son propre film en train de se faire, le documentariste se démarque de cette quantité de documentaires où une seule thèse est sans cesse étayée, convainquant d’une subjectivité puissante plutôt que d’un vrai travail d’analyse.

Fin de concession, au final, c’est ce que TF1 aurait pu faire si la chaîne avait un jour respecté son cahier des charges : un programme audiovisuel divertissant et intelligent, « instituteur et saltimbanque », et qui parle d’un homme en colère aussi bien que d’une société qui va mal. Heureusement pour nous, Pierre Carles n’a jamais eu de chantiers à vendre à l’Etat.

Fin de concession de Pierre Carles, France, 2010. Sortie le 27 octobre 2010.

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