L’étrange normalité de Twin Peaks

 

Laura Palmer, morte, dans Twin PeaksTwin Peaks ? 51 201 habitants. Laura Palmer ? Retrouvée morte dans un sac plastique. Chargé de l’enquête ? Dale Cooper, FBI, amateur de tartes, guidé par un géant. Visible ? A partir du 19 avril, le mardi en deuxième partie de soirée sur Arte.

Ma première rencontre avec David Lynch date de Lost Highway. J’avais 15 ans. Et probablement le sens du risque, parce que je ne me souviens pas ce qui avait bien pu me pousser à entrer dans cette salle. Je n’ai rien compris. Rien. A tel point que ça m’avait énervée. Et que j’avais probablement prononcé des phrases que je déteste aujourd’hui. Du genre « Nan mais ok, donc, en fait, le scénario dans un film, c’est superflu, quoi. » Et puis mon frère aîné (à qui je dois respect et obéissance, il paraît) m’a sorti un définitif « C’est parce que t’as pas vu Twin Peaks. » Et depuis, ça me hantait. Ouais, j’ai pas vu Twin Peaks, ouais. Rien à répondre à ça. A part la honte de pas avoir vu Twin Peaks, quoi. Donc quinze ans, trois visionnages de Lost Highway (j’ai fini par y trouver quelque chose d’intéressant, mais j’ai toujours les mêmes questions pertinentes : hein ? pourquoi ? comment ? mais enfin mais c’est qui lui, là ?), un Elephant Man, un Blue Velvet et le concours fortuit d’un billet de 50 euros plus tard, j’ai enfin vu Twin Peaks. Avec appréhension, il faut bien le dire. Et si je n’aimais pas ? Et si je ne comprenais rien et que ça m’énervait ? Et si en quinze ans, je n’avais rien appris ?

En fait, j’avais vu un bout de Twin Peaks. J’avais dû tomber dessus, ou sur le film, sur Canal+ dans mon enfance. Je ne me souvenais que d’un truc étrange avec des rideaux rouges. Ca avait dû me traumatiser pour que je ne retienne que ça. Ce fut donc une surprise de taille de découvrir que la série se passait en fait dans une petite ville normale, de 51 201 habitants. Enfin au générique, parce que très vite, Laura Palmer fait chuter le chiffre, et elle lance une mode. Tout est normal à Twin Peaks. Les jeunes ne pensent qu’à en partir, à part celles qui après avoir été Homecoming Queen ont choisi le mauvais mari et servent des tartes dans le diner du coin. Les notables ébauchent des plans machiavéliques les uns contre les autres et vont s’encanailler anonymement dans le patelin de l’autre côté de la frontière. Les adultes se connaissent tous pour avoir partagé les mêmes bancs toute leur vie, et gardent les rancoeurs de leur adolescence. Et puis apparaît l’agent Cooper. Il est jeune, il a la classe, il est du FBI. Sauf qu’il passe son temps à parler à une mystérieuse Diane via son dictaphone. Sauf qu’il a plein d’étranges manies. Sauf qu’il résout les enquêtes par l’intermédiaire de ses rêves et qu’il reçoit de temps à autre la visite hallucinatoire d’un géant qui s’exprime par phrases énigmatiques (« Les hiboux ne sont pas ce qu’ils semblent être… » Ah, ok, m’sieur, si vous le dites). Sauf que chaque personnage cache quelque chose. Sauf que sous toute cette normalité, on passe son temps à se dire qu’il y a un truc pas net, un truc étrange, un truc qui intrigue.

Voilà, c’est ça. Je m’attendais à être décontenancée, paumée, larguée. Je suis intriguée. Je suis happée. La musique envoûtante d’Angelo Badalamenti et cette lumière brumeuse n’y sont pas pour rien. L’apparition de la femme à la bûche non plus. Elle se trimballe tout le temps avec une bûche, qu’elle tient affectueusement contre elle et à qui elle parle. Mais tout le monde trouve ça normal. C’est la femme à la bûche, répond-on simplement à l’agent Cooper, qui débarque là-dedans au premier épisode et découvre en même temps que nous cette étrangeté quotidienne. Et s’y attache avec un soupçon de méfiance avant de succomber. Twin Peaks, c’est ça. Un mélange riche et détonnant. C’est classique et barré, c’est tragique et drôle, c’est flippant et attachant. C’est d’une complexité folle. Aucun personnage n’est laissé de côté, ils ont chacun une histoire à vivre. Parfois totalement déconnectée de la trame principale. Comme ça, gratuitement. Certains ne servent à rien. Et c’est beau l’inutilité parfois. Twin Peaks est en effet la meilleure entrée en matière dans le cerveau tourmenté de David Lynch. Justement parce que tout ce qui est déstabilisant dans son cinéma est ici amené par petites touches avant d’entrer enfin dans la chambre rouge. Une fois qu’on y est, on sait qu’on n’aura pas toutes les réponses à nos questions. Mais on s’en fout. On est immergé dans quelque chose d’unique, de sensoriel, d’irréfléchi. Quelque chose de profond et d’insaisissable. Quelque chose de grand.

Laura Palmer, vivante cette foisQuelque chose de grand pour le petit écran, c’est quand même suffisamment rare pour être souligné. Et Lynch ne se prive pas de le faire, lui qui glisse régulièrement des plans sur un poste de télé diffusant un soap, Invitation to Love, en résonance avec ce qui se passe à Twin Peaks. Une mise en abyme de bon aloi, puisque toute l’intrigue de Twin Peaks est une invitation à l’amour, comme seul rempart contre la peur et la folie. Pas forcément suffisamment solide le rempart, d’ailleurs, comme c’est parfois le cas. Des clins d’oeil, la série en fourmille (inutile de le faire ici, une simple requête Google vous en dressera la liste en un, de clin d’oeil), comme si Lynch jouait constamment avec le média. Cliffhangers à foison, romance légère, enquête et secrets de famille… Les ingrédients du soap sont bien présents. Sauf que Lynch s’en affranchit. Parce qu’au fond, la réponse à cette fameuse question “Qui a tué Laura Palmer ?” n’est pas l’essentiel. Ou bien si, mais pas de manière littérale. La question cachée derrière “Qui a tué Laura Palmer ?” serait plutôt du type métaphysique. Du style “Quelle est cette force étrange qui régit le monde ?” Et malgré tout le respect que l’on doit à Bruno Crémer, ce n’est pas tellement le genre d’interrogation qui surgit au détour d’un épisode de Maigret. D’ailleurs, pressés par ABC, qui diffusait Twin Peaks, les auteurs (il faut quand même préciser que David Lynch a créé ce monde avec Mark Frost) ont bouclé la résolution de l’affaire en deux épisodes au milieu de la deuxième saison. Et ça, même si Lynch était contre, c’est finalement la preuve d’une grande liberté. Quelle plus grande rupture du code télévisuel que de tuer l’intrigue principale à un moment inattendu, sans pour autant vider la série de sa substance ? S’ils peuvent se le permettre c’est, outre le fait d’être tombés dans une faille qui a permis à une telle oeuvre d’exister sur un réseau américain, parce qu’à ce stade-là, Laura Palmer est passée de personnage principal à secondaire. A ce stade-là, on n’a peut-être pas compris grand-chose, mais on sait qu’on a affaire à quelque chose qui dépasse l’individuel. Je ne pense pas qu’on ait les réponses au sens de la vie dans cette scène quasi finale de la chambre rouge. Je ne sais pas précisément ce que j’ai compris de cette incroyable séquence hypnotique, aussi chaude que les flammes de l’enfer et froide que la mort. Ce que j’ai appris de ces quinze ans et de Twin Peaks. Peut-être tout simplement à lâcher prise, arrêter de me poser des questions, et me laisser embarquer. En particulier par un nain qui danse et qui parle à l’envers.

 

Episodes de Twin Peaks à voir tous les mardis à 22h25 sur Arte à partir du 19 avril 2011.