La vie en bleu : Rencontre avec Shira Geffen

 

Shira GeffenAprès la consécration de la Caméra d’or pour Les Méduses en 2007, Shira Geffen revient – cette fois sans son mari, l’écrivain et réalisateur Etgar Keret – à la Semaine de la critique présenter son deuxième film, Self Made. L’histoire de Michal (Sarah Adler, déjà vue dans Les Méduses ou Pourquoi tu pleures?), une artiste plasticienne empêtrée entre sa commande de meubles chez un ersatz d’Ikea, ses interviews sur le thème « les 50 femmes les plus influentes d’Israël », les déplacements professionnels de son mari, leur anniversaire de mariage, et qui pour tout dire, ne sait plus très bien où elle en est. L’histoire aussi de Nadine, ouvrière palestinienne dans le magasin d’ameublement précité, qui traverse tous les jours un check-point, casque rempli de hip-hop vissé sur les oreilles, joue au Petit Poucet avec des vis pour retrouver son chemin, et se voit désignée pour un attentat-suicide. Ces deux femmes, que tout oppose, vont se croiser et échanger leurs vies, des vies que, chacune pour des raisons différentes, elles sont en train de laisser filer sans maîtriser la direction du vent. Shira Geffen a le sens de l’absurde, joue avec les attentes du spectateur pour mieux les détourner, instille un humour salvateur, et signe surtout un film à l’ambiance très étrange, à la fois toujours maîtrisé et toujours au bord de la folie. Un entre-deux déroutant et délicieux.

 
Comment définiriez-vous votre film ?

Je ne veux pas le définir, je pense que ce qui est fort dans Self Made, c’est qu’on ne peut pas le décrire. Cette atmosphère étrange vient de mon goût pour les contes de fées. J’essaie de créer un monde dans lequel tout peut arriver. J’ai commencé avec Les Méduses, et ici, j’essaie d’aller plus loin. Je suis très contente parce que les gens me suivent dans cette direction.

C’est absurde, mais ce n’est pas non plus délirant…

Non, ce n’est pas déconnecté de la réalité, c’est au contraire très ancré dans le réel et on glisse petit à petit dans une sorte de folie. Il ne s’agit pas d’être dans la pure fantaisie. Si on fait quelque chose d’enraciné de manière réaliste, on peut amener les gens plus loin.

Le ton que vous avez choisi, celui de la comédie, est-ce aussi une manière d’atteindre le public plus facilement ?

Self Made, de Shira GeffenAvant de venir à Cannes, je ne pensais pas que le film était particulièrement drôle. J’imagine que c’est dans mon écriture, que c’est mon style. Je ne pensais pas faire une comédie. Mais ici, à Cannes, les gens rient. J’en suis très contente. J’aborde des sujets très sérieux, des points profonds, et, par l’humour, les gens sont plus réceptifs. Ce sont aussi des questions que je traite par le prisme psychologique des personnages, de manière différente de l’habitude.

Comment avez-vous abordé la question des check-points ? Dans le film, ils passent presque pour un non-événement de la journée de Nadine, pour quelque chose de banal.

Je voulais effectivement que ce soit normal pour elle. Je trouve que c’est triste que ces endroits soient devenus « normaux ». Tous les films sur la politique, sur Israël et la Palestine, sont toujours des films durs. Je ne voulais pas que les check-points deviennent l’enjeu du film. C’est juste quelque chose qui se met sur le chemin. Et le fait que ce soit quelque chose de quotidien, de normal, est d’autant plus terrifiant.

Pouvez-vous nous parler du rôle de la couleur bleue, omniprésente dans le film ?

Avant de commencer à tourner, le directeur artistique Arad Sawat, mon chef opérateur Ziv Berkovich et moi-même nous sommes demandés comment décrire ce monde, comment l’extraire du réalisme pour l’emmener vers le conte de fées. Nous nous sommes dits que si tout était bleu, au moment où il y aurait de la couleur, ce serait d’autant plus puissant : la journaliste allemande porte un ensemble jaune, les roses sont rouges… Ca permet de contribuer à créer ce monde. C’est aussi un des liens entre les deux femmes.

La jeune fille qui fait son service militaire semble d’abord plus forte et plus stricte que les autres…

Self Made, de Shira GeffenCe personnage est une sorte de métaphore entre les deux femmes, un personnage à part entière. Si les deux femmes sont enfermées dans leur esprit, elle est enfermée, au sens littéral, dans ce check-point, dans cette cage. A elles trois, elles forment un triangle intéressant.

Cette fois-ci vous étiez seule derrière la caméra

C’était génial ! J’avais peur, je ne me sentais pas capable de le faire, mais Etgar m’a beaucoup soutenue : « Tu peux le faire, suis ton cœur, suis ton talent. ». Je l’ai fait et je dois vraiment le remercier. Quand on fait quelque chose qui marche, comme Les Méduses, on est toujours tenté de recommencer de la même manière. Mais Etgar m’a vraiment donné l’espace pour que je fasse les choses de mon côté. On a un enfant, et il s’en est occupé tout le temps où je travaillais sur mon film. Ca aide d’être soutenue, et je dois vraiment l’en remercier.

Pourquoi s’est-il passé si longtemps – sept ans – entre Les Méduses et Self Made ?

Ca a pris du temps de trouver l’argent. J’ai écrit le scénario il y a des années, mais le processus de financement a été très difficile. Les gens lisaient le scénario, mais ne comprenaient pas les moments de bascule, le langage du film. Ils n’arrivaient pas à le visualiser et ça les effrayait. Ca a été long de trouver des gens qui croyaient en moi.

Il y a beaucoup de films israéliens cette année à Cannes. Les avez-vous vus ?

Non, je n’ai rien vu, mais Keren Yedaya et Ronit Elkabetz sont des femmes très fortes et très talentueuses. Je suis très contente qu’elles soient là.

Beaucoup de films israéliens et beaucoup de films de femmes israéliennes…

Je pense que, en Israël comme partout, c’était difficile, mais il s’est passé quelque chose ces dernières années. Cette année, il y a douze films réalisés par des femmes. C’est sans doute dû au fait qu’il y a des femmes qui siègent dans les fondations de cinéma. Ca change beaucoup quand c’est une femme qui lit le scénario.

Les films de Keren Yedaya et de Ronit Elkabetz parlent de sujets de femmes. Vouliez-vous aussi dire quelque chose sur les femmes avec vos deux personnages féminins ?

Self Made, de Shira GeffenJe ne sais pas exactement ce que je veux dire, j’écris mes scénarios, je fais mes films, et les gens y voient différentes choses. Je ne peux pas dire précisément quoi. Comme c’est moi qui l’ai écrit, c’est nécessairement un point de vue de femme. En tout cas, sur le plateau, je n’ai pas essayé d’être un homme, d’être forte ou de m’imposer. Je l’ai fait à ma manière, une manière de femme. Et je pense que les femmes ne doivent pas essayer d’être ce qu’elles ne sont pas.

Comment se passe la présentation d’un film à Cannes ?

J’adore Cannes. J’adore le public, c’est un public qui a soif de cinéma, qui est passionné. C’est très agréable. Les projections dans les sections parallèles du Festival sont plus agréables car c’est un « vrai public » de cinéphiles. Les projections ici se passent très bien, ils rient, ils comprennent tout. C’est très étrange d’assister à ces réactions, ils rient à des moments que je ne savais pas être drôles. C’est toujours une grande surprise.

 
Self Made de Shira Geffen, avec Sarah Adler, Samira Saraya, Doraid Liddawi… Israël, 2014. Présenté à la 53e Semaine de la critique du 67e Festival de Cannes.