Heli de Amat Escalante

 

Heli, d'Amat EscalanteA l’arrière d’un pick-up, une tête ensanglantée. Une ranger lui écrase la joue, comme pour s’assurer qu’elle ne bougera pas. Lentement, la caméra remonte, le cadre s’élargit, nous laissant découvrir deux corps inanimés, tête-bêche. L’un d’eux finira pendu au bout d’une corde, sous un pont. L’autre, c’est Heli, qui sera miraculeusement épargné. Une séquence d’ouverture à la violence abrupte qui sert de point de départ à un long flash-back. Cette violence jalonne tout le cinéma, pourtant encore très jeune, du mexicain Amat Escalante, petit protégé de Carlos Reygadas. Après l’asphyxiant Sangre et la folie meurtrière de Los Bastardos, le réalisateur poursuit, avec Heli, son tableau de la société mexicaine contemporaine. Celle des laborieux et des crève-la-faim.

Heli, sa femme et leur bébé, son père, sa petite-sœur Estrela, 12 ans. Toute la petite famille s’est regroupée dans la ville de Guanajuato. Une cité ouvrière dont l’existence n’est due qu’à la présence d’une usine automobile qui rythme la vie de ses habitants. Pas beaucoup d’autres choix de toute façon. Pour Heli, c’était ça ou s’enrôler dans la police. A l’instar de Beto, 17 ans, petit ami d’Estrela et jeune “bleu” d’un bataillon de flics locaux. Tous les jours, il se soumet aux sévices avilissants dictés par un de ces Texas Rangers venus au Mexique prodiguer ses techniques “commandos” made in US. L’usine ou la police, donc. Et autour, rien ou presque. D’immenses étendues désertiques, cerclées au loin de chaînes de montagnes. C’est dans cette prison à ciel ouvert qu’Amat Escalante a choisi de poser ses personnages. Telles des âmes errantes au Purgatoire avec, sous leurs pieds, les Enfers. Ceux du trafic de drogue et des cartels mafieux. Le cinéaste les filme dans leur quotidien et leur combat permanent pour ne pas sombrer. Jusqu’au jour où Beto cède à la tentation. Se met à rêver d’un ailleurs. Et finit impliqué dans un détournement de cocaïne. Il entraînera tout le monde dans sa chute…

Comme dans Sangre, on retrouve dans ce troisième long-métrage cette dimension sociale qu’Amat Escalante prend soin, encore une fois, de décrire avec beaucoup de précision. Le pointage à l’usine et la menace permanente du licenciement. Ces familles vivant les unes sur les autres et l’absence d’intimité. La religion et l’école, tellement déconnectées. On retrouve par ailleurs cette violence sauvage, sans détour qu’Escalante nous avait déjà jetée au visage dans Los Bastardos. Là encore, il ne nous épargne rien. Du malheureux p’tit-chiot-tout-mignon à qui on tord le cou, à la séance de torture interminable, entre coups de batte et pénis brûlé. Mais cette violence n’est jamais le fait d’individus sadiques dégénérés ou de monstres instables. Pas de John Doe ou de Hans Gruber. Ce serait trop simple et tellement déculpabilisant. Non, les bourreaux sont des enfants, des ados tout au plus, volontiers disposés à troquer leurs manettes de jeux vidéo contre une séance de lynchage en chair et en os, histoire de se faire la main. Pendant ce temps, dans la pénombre de la pièce à côté, la silhouette discrète et apeurée d’une mère impuissante.

Amat Escalante ne nous cache rien, certes, mais ne verse jamais dans la complaisance ou la morale. Avec Heli, il fait la synthèse de ses deux premiers films et signe le troisième volet d’un cycle – inconscient – consacré à la tension permanente qui traverse son pays. A cette violence profondément triste dont il s’évertue à montrer toutes les réalités.

 
Heli d’Amat Escalante, avec Armando Estrada, Linda González Hernández, Andrea Jazmín Vergara… Mexique, 2013. Prix de la mise en scène du 66e Festival de Cannes.