Merci Abigaïl !

 

Autant prévenir d’emblée le lecteur sur le caractère incongru de cet article : il sera question d’un film (malheureusement) inconnu et d’un groupe de musique peu connu de ceux qui ne s’intéressent pas à la musique « lourde »… De plus, comme vous l’avez lu, le titre n’offre aucune indication sur ce que vont contenir les lignes qui suivent (mais tout finira par s’expliquer – je crois).

Aux quelques téméraires qui ont décidé de poursuivre la lecture, j’adresse une dernière mise en garde : l’auteur parlera de son expérience personnelle et fera fi de la notion d’objectivité alors même qu’il tentera de dire des vérités générales sur le cinéma, la musique, l’art…

Bref, aux quelques âmes charitables qui ont la bonté de me suivre dans les méandres de cette écriture, je dis merci.

Tout commence avec la découverte du nouvel album du groupe de black metal expérimental new-yorkais Liturgy. The Ark Work, soyons honnête, est par moments à la limite de ce qui est supportable d’entendre, c‘est une violente déconstruction d’un genre déjà extrême, le black metal. Mélangeant les textures, les instruments (du glockenspiel à l’électro, on trouve de tout…), les styles vocaux, Liturgy a créé un monstre dissonant, un véritable défi qui nous renvoie à une position d’auditeur très inconfortable. Mais illustrons ces assertions avec le premier extrait Quetzalcoatl, la chanson la plus « abordable » de tout l’album…



Ce que cette chanson illustre à merveille, c’est la « folie » de cet album. Le genre de la musique est difficile à déterminer, les repères sont brouillés, le groupe n’essaye pas de nous plaire, le mixage est très particulier, on serait presque tenté de dire que c’est un peu n’importe quoi… Surtout qu’à l’écoute de The Ark Work, vous seriez frappé par une chose : il est impossible de savoir ce qui va suivre. Les morceaux se suivent et ne se ressemblent pas, on est perdu dans le dédale d’un objet sonique qui a le malin plaisir de nous échapper dès qu’on pense avoir compris sa démarche.

Frank Zappa disait très justement : « Ecrire sur la musique, c’est comme danser sur l’architecture. C’est quelque chose de très stupide. » J’assume ma bêtise en poussant le bouchon plus loin : la musique de Liturgy fait par moment penser à la géométrie non-euclidienne que Lovecraft cite dans ses ouvrages. Il y a quelque chose de très dérangeant, d’éprouvant même d’être confronté à un tel univers et on est assez vite tenté de ne plus y prêter attention. Et pourtant… C’est en persévérant que quelque chose d’étrange m’est arrivé. Abandonnant tout espoir de compréhension, j’ai été emporté par la musique d’une manière que je n’aurais pas soupçonnée. Tout d’un coup, l’album s’est ouvert à moi, ou devrais-je dire, je me suis ouvert à lui, je l’ai laissé prendre le dessus en arrêtant de penser. Et au milieu de cette épiphanie musicale, à travers les murs de guitares, j’ai vu le visage de Tomas Katz.

J’avoue, je ne vous facilite aucunement la compréhension. Mais c’est fait exprès.

Les Neuf Vies de Tomas Katz est un film de Ben Hopkins, sorti en France en 2003. Ce film britannique est une merveille, mélangeant allègrement cinéma expérimental, science-fiction, fantastique et cinéma muet.

Tomas Katz est un poème, une comédie et une vision incroyablement touchante de l’Apocalypse. C’est un film qui a l’audace de se prendre au sérieux alors qu’il est en train de se moquer de lui-même, c’est une ode à la liberté créatrice comme on n’en voit que trop rarement. Cela me rappelait Cocteau, à la première vue, mais les références sont futiles face un tel OFNI. Tomas Katz est le genre de film qui vous donne envie de prendre votre téléphone pour faire un film, là, maintenant, tout de suite. Parce que ça a l’air possible, et ça l’est…

Tomas KatzMais au début, Tomas Katz m’a dérouté, m’a interpellé, les différences de tonalités, le personnage principal qui ne cesse de changer. Toute cette dissonance… Apparemment sans unité ou cohérence, le film semble sauter d’un univers à l’autre, au gré de ses humeurs. Jusqu’au moment où… Exactement, dès que l’on s’abandonne au film, tout devient magnifique.

Tomas Katz et Liturgy, ou le droit au n’importe quoi en apparence, le droit à la dissonance.

Dans les deux cas, l’émotion forte qui naît de ces œuvres provient moins de la structure, ou plutôt de la maîtrise de celle-ci que de l’inflexible détermination qui sous-tend le projet. Quand, au sein du chaos apparent, on devine la volonté de ceux qui l’on créé et qui savent où ils vont, à ce moment, le spectateur est transporté ailleurs. Il y a quelque chose d’incroyablement satisfaisant en tant que spectateur de s’en remettre entièrement aux artistes, de les laisser nous emmener sans essayer d’être plus malin. Retrouver sa naïveté de spectateur, comme si c’était le premier film, le premier morceau de musique que l’on rencontre.

Tomas Katz ne réinvente pas LE cinéma. Il invente SON cinéma. Tout comme Liturgy travaille le black metal à sa manière. C’est une vision personnelle qui devient un univers à part entière. On sent que l’on peut avoir confiance, que l’on peut enfin, pour une fois, se reposer et juste se laisser aller. Ne pas essayer de trouver le sens et seulement se laisser porter par l’œuvre…

Quand avez-vous été bousculé la dernière fois par un film ? Quand est-ce qu’un film vous a regardé droit dans les yeux en vous mettant au défi de continuer à le regarder ? Quand est-ce qu’un film vous a happé par son mystère, au point que vous vous êtes dit « Je ne sais pas ce qui va suivre… » ?

Cet article est une déclaration d’amour, un manifeste, une réclamation, l’envie de crier haut et fort que nous avons besoin de plus de films comme Tomas Katz. Le cinéma (et l’art en général) devrait être un défi qui nous est lancé. Et il ne devrait pas toujours être confortable, facile d’accès, compréhensible… Le cinéma a le droit de faire un peu n’importe quoi, comme en écriture on devrait avoir le droit de faire un peu n’importe quoi. Par exemple, donner des titres atypiques à des articles. Juste pour remercier ceux ou celles qui en sont à l’origine. Imaginez que ça devienne une coutume… Imaginez qu’on abandonne un peu nos habitudes, nos certitudes, qu’on ose faire confiance à l’imaginaire avant tout. Que l’émotion passe avant la raison, juste pour une fois. Que la dissonance de nos rêves devienne la nouvelle bande-son de notre quotidien. Quel monde aurions-nous ?

Tomas KatzMais vous et moi, nous savons que ça n’arrivera pas. Nous resterons les maillons d’une société dont les fondamentaux ne cessent de s’éloigner de notre humanité. Nous n’échapperons pas au broyage de nos idéaux par un quotidien impitoyable. Nous verrons nos rêves se briser contre le barrage titanesque de la réalité.

C’est justement pour ça que nous avons le cinéma. La musique. Les arts.

Et il faut en préserver la magie, la force vitale, celle qui dérange et qui est indomptable. Il faut parfois refuser la facilité du divertissement prémâché et s’aventurer dans l’inconnu de ces cinémas étranges, oniriques, maladroits, excitants… Il faut faire vivre cette partie de nous, car le jour où elle disparaîtra, la Finance et ses sbires auront définitivement gagné et aucune dystopie ne pourra décrire la déchéance que nous connaîtront en tant qu’êtres humains.

Tomas Katz et Liturgy ne sauveront pas l’humanité. Mais ils raviveront en vous l’envie de voyager, l’envie de créer, l’envie toute simple d’être curieux, de redécouvrir le plaisir de se laisser surprendre.

Il n’est pas compliqué de trouver l’album de Liturgy ; le chemin vers Tomas Katz sera plus compliqué. Mais chaque seconde passée en quête de ce film en vaut la peine. Et une fois arrivé, je serais là, avec quelques autres, vous accueillant pour une séance de minuit de ce film incroyable et nous célébreront ensemble sa beauté, sa folie et la force, la passion qu’il nous a transmise.

Et comme j’ai commencé cet article par les remerciements, je le termine par le titre alternatif – qui est beaucoup moins sexy, vous en conviendrez :

Pour un cinéma dissonant.

The Ark Work, de Liturgy, est sorti le 24 mars sur le label Thrill Jockey. Il est décrit par le label comme du « black metal transcendantal ».

Les Neuf Vies de Tomas Katz (The Nine Lives of Tomas Katz) est un film de Ben Hopkins avec Tom Fisher, Ian McNeice, Tony Maudsley. C’est une coproduction anglo-allemande de 2000, décrite comme « une comédie avant-gardiste sur l’Apocalypse ».

Pour en savoir plus sur Les Neuf Vies de Tomas Katz et surtout pour lire ce que le réalisateur lui-même raconte du tournage et de ses intentions, faites un tour sur le site du distributeur du film, ED Distribution.