Depuis plus d’un demi-siècle, Jonas Mekas filme son quotidien. En super-8 ou en numérique, sa caméra baladeuse n’a cessé de proclamer la joyeuse équivalence entre le geste cinématographique et la vie nue, leur imbrication, leur symbiose, suivant une trajectoire aussi riche que son dispositif paraît simple. Souvent même, ses films se dispensent de montage, constitués d’une seule et unique séquence. Bref, Mekas filme comme il respire, et cela rend sa respiration et ses films étonnamment profonds.
Né à Semeniškiai (Lituanie) la veille de Noël 1922, Jonas Mekas paraît de prime abord une figure tutélaire du cinéma direct, descendant de Flaherty ou de L’Homme à la caméra de Vertov, opérant une plongée sans retour du cinéma dans les eaux du documentaire, mais toujours avec une délicatesse qui lui est propre et un accent inimitable, sous l’angle de l’autobiographie légère et éphémère. Tout au long de l’année 2007, le réalisateur a ainsi posté pas moins d’une vidéo par jour sur son site jonasmekasfilms.com, instaurant avec ses spectateurs un étrange et très direct rapport d’intimité, répétitif et modal, qui donne à ce 365 Day Project toute son originalité face à d’autres pratiques du journal filmé – celle d’Alain Cavalier, par exemple, avec Le Filmeur en 2004, ramassant dix ans de sa vie en un seul long-métrage. En regard, la pratique de Mekas paraît à la fois plus diluée et plus brute, plus frontale. Improvisée et sans retouche, mais riche d’une incomparable variété.
Surtout, un charme à la Tchouang-Tseu émane de la manière dont ce New-Yorkais d’adoption restitue le cinéma au vécu, hors de la préméditation d’un scénario ou des projecteurs, lui ôtant ses artifices usuels pour une pratique sans moyen ni enjeu – si ce n’est celui de donner à voir, là, ce qui se passe, les jours avec comme les jours sans. Et, tandis que le risque d’une telle démarche serait de tomber dans la fade banalité d’un Facebook, c’est précisément l’inverse qui se produit : à travers son journal, Mekas semble en permanence immergé dans le bain d’une créativité libre, naturelle, et d’une réjouissante habileté ludique, ouverte aux égarements, aux événements improbables qu’il recueille sans chercher à les provoquer, conjuguant non-maîtrise et totale présence d’esprit. En général, ce protocole minimaliste le pousse à simplement se faire générateur de situations, d’événements qui rempliront ses films sans intrigue de micro-narrations hétérogènes et multiples, au hasard des témoignages, des rencontres, des souvenirs. Ici, Patti Smith lit un poème de Ginsberg ; là on joue un blues d’après-dîner. Ailleurs, Mekas nous prodigue une leçon de yoga hilare ou nous fait visiter les dessous de la Cinémathèque new-yorkaise, qu’il dirige depuis 1970. Tout le reste à l’avenant.
Mais en compilant au jour le jour ses enregistrements tous azimuts, le curieux radicalisme de Mekas n’en oublie jamais de rester humble, disponible, presque évident. Ou comme on dit, tout public. Rescapé d’un camp de travail nazi, émigré aux Etats-Unis en 1949, collaborateur de Warhol et gloire underground du Chelsea Hotel, voyageur et poète (une dizaine de recueils à son actif), cofondateur de la Film-maker’s Cooperative et de l’Anthology Film Archives : on pourrait facilement croire que Jonas Mekas a (presque) tout vu et tout vécu. Pourtant, jamais rien de blasé ou de hautain chez lui ; au contraire, c’est à une sorte d’éternel recommencement du cinéma qu’on assiste jour après jour, dans une temporalité en boucle qui évoque assez la musique répétitive, ou les drones du Theatre of Eternal Music. Temporalité suspendue au-delà du sens, où Mekas balade son docu-poème généralisé, laissant tranquillement éclore ses épiphanies journalières, ou bien les compilant de temps à autre en longs-métrages, comme ce récent Sleepless Night Stories, déjà projeté à la Berlinale 2011, et qui sera présenté le 31 mars en France, dans le cadre du festival Cinéma du réel au Centre Pompidou.
Aussi, face à une industrie culturelle qui tend à transformer tout signe d’inventivité bourgeonnante en tête de gondole, les éphémérides têtues de Jonas Mekas représentent-elles à leur façon la promesse d’un cinéma autre, d’un cinéma à hauteur d’homme, aussi généreux qu’indépendant de tout système ou de toute fin. Un cinéma qui pourrait s’inventer comme exercice spirituel, mais sans révélation transcendante, jeu simple et infini avec le monde, inscrit dans un art de vivre au sens plein. Et un incompressible espoir pour les films à venir. « Cinema is always beginning ! »