Rencontre avec Alice Fargier

 

Alice Fargier est réalisatrice. Elle est aussi auteur pour Grand Écart, ce qui la rend encore plus sympa. C’est pourquoi on a envie de parler de son court-métrage documentaire, Le Mur et l’eau, présenté au festival suisse Visions du réel cette année. On est comme ça, nous.

 
Alice FargierA partir de la réaction du jeune Bradley face au film des frères Dardenne, Le Gamin au vélo, Alice Fargier élabore un documentaire épistolaire : d’une première vidéo, où l’enfant exprime son émotion à l’attention de Luc Dardenne, naît en effet l’idée de poursuivre le dialogue. Messagère entre l’enfant et le père spirituel, Alice Fargier tisse entre eux des liens qui, pour être virtuels, n’en sont pas moins chargés de sens. Par le biais du gamin au vélo, personnage auquel Bradley s’identifie, on assiste à la construction de sa propre identité, de sa propre sensibilité. Rencontre avec l’auteur du Mur et l’eau, un documentaire généreux, tout en délicatesse.

 
Quelle est la genèse de votre film documentaire Le Mur et l’eau ?

J’ai vu Le Gamin au vélo des frères Dardenne au cinéma en juin 2011 et je suis sortie de la salle bouleversée. J’ai alors eu l’envie très forte de partager ce film avec les enfants que j’allais bientôt rencontrer au sein d’une colonie. Seulement, je ne savais pas que la plupart de ces enfants comme Cyril, le personnage principal du film des frères Dardenne, vivaient justement en famille d’accueil. Avec Jean-Marie Montangerand, le créateur de l’association Le Vidéobus, on s’est demandé si c’était une bonne idée de leur montrer le film, s’il ne serait pas trop violent à recevoir pour eux. Finalement, notre décision a été de projeter le film mais de l’encadrer par une parole. Comme Luc Dardenne ne pouvait pas venir en France à cette période estivale, nous lui avons proposé de tourner une lettre filmée, adressée aux enfants. Luc Dardenne a généreusement accepté et nous nous sommes retrouvés à Paris dans une minuscule chambre d’hôtel, en pleine affaire DSK, ce qui rendait la situation assez comique ! Avec les moyens du bord, nous avons tourné cette première « lettre vidéo » (qui n’est pas restée dans le montage final). En août, j’ai rencontré les enfants et dans le groupe, la présence de Bradley m’a immédiatement frappée : sa manière de bouger, son regard… Quand on leur a appris qu’on allait les emmener au cinéma pour voir Le Gamin au vélo, Bradley a levé la main et a demandé : « Le Gamin au vélo, c’est un film d’amour ou un film d’action ? » J’ai souri et j’ai répondu : les deux.

Comment s’est déroulée la projection devant les enfants ?

Je n’ai jamais senti dans une salle de cinéma un silence aussi chargé. Il y avait une qualité d’écoute exceptionnelle. Ces enfants sont devenus tout d’un coup absolument silencieux, accrochés à leur siège, ils fixaient l’écran avec une grande concentration. L’émotion circulait, je me souviens avoir eu la chair de poule. A la fin du film, nous avons projeté la suite de la lettre vidéo et nous avons organisé une petite discussion avec les enfants. Bradley est intervenu plusieurs fois, de façon très spontanée et passionnée. Deux jours plus tard, il est venu me voir et nous avons tourné la séquence contre le mur où, la voix brisée, il livre les réflexions et les sentiments que le film a suscités en lui. Quand j’ai regardé les images en compagnie des autres intervenants, nous avons tous été frappés par la présence si forte et singulière de Bradley. Je me suis dit : « Le visage de cet enfant, sa voix… C’est du cinéma ça… »

Est-ce à ce moment-là que vous avez eu l’idée de faire un documentaire ?

Pas tout à fait, à ce moment-là mon projet était différent, il était de mettre en lien deux individus. La réponse de Bradley était un remerciement au geste de Luc Dardenne et apporter cette lettre est devenu très important pour moi, parce que j’ai senti que ça l’était pour Bradley. Quand j’ai montré les images à Luc Dardenne, il m’a dit : « Il faut que vous en fassiez quelque chose, il faut continuer, il faut faire un film. » Et quand Luc Dardenne vous dit ça, évidemment, vous n’hésitez plus.

Avez-vous tout de suite pensé à la forme épistolaire vidéo ?

Bradley LebouilCe n’était pas une idée théorique puisque je ne savais pas que j’allais faire ce film. Au départ, comme je l’ai dit, c’était une façon de créer une rencontre entre un réalisateur et les enfants. Puis, par la force des choses, c’est devenu le dispositif du film. J’aurais pu envoyer la lettre de Bradley par Internet, mais cela ne m’intéressait pas : il fallait que moi, je fasse le chemin. Ça me plaisait d’être la messagère, le trait d’union entre cet enfant et ce réalisateur. Je me suis formulé que ce qui était en train de se passer était passionnant d’un point de vue cinématographique, quand Luc Dardenne est devenu le spectateur du spectateur de son film. Par cette mise en abîme, j’ai senti le désir de faire un film monter en moi.

La question du père traverse tout le film…

Cette question était mon moteur. La figure du père absent. Cette image flotte dans le film du début à la fin. Le père que peut incarner Luc Dardenne pour Bradley et pour moi, mais aussi le père des frères Dardenne, le père de Bradley (dont on ne parle pas mais qu’on peut deviner absent) et enfin le père de Cyril, le personnage du Gamin au vélo. Même si mon univers cinématographique est assez éloigné de l’imaginaire des frères Dardenne, en réalisant ce film, Luc Dardenne est devenu pour moi « un père de cinéma ». Et cette figure a été un vrai encouragement, un vrai repère. Réaliser ce film a d’ailleurs changé mes rapports avec mon propre père ! C’est un peu personnel comme élément, mais j’ai longtemps été dans une quête de père de substitution, mon vrai père je l’ai toujours considéré comme un père plutôt absent. Or, je crois que faire ce film m’a permis de me réconcilier avec lui.

Vous n’êtes pas seulement une observatrice, vous êtes partie prenante dans votre documentaire. D’ailleurs, plusieurs fois, on peut vous apercevoir…

Ça a été une vraie question au montage. On avait commencé par escamoter un peu ma présence et ça ne fonctionnait pas. On se demandait pourquoi et je me suis aperçue que nous risquions d’omettre une partie de l’histoire, qui est d’abord celle de ma rencontre avec l’un, puis avec l’autre, et mon désir de les rapprocher. Cela peut sonner étrangement mais je me sentais investie d’une sorte de « mission ».

Quelle était cette quête ?

C’est une quête très concrète. Je l’ai fait pour Bradley, je voulais réellement lui faire plaisir. Quand on s’est rencontrés en colonie, il était sur la brèche. Il avait des moments de grande lumière et d’autres de grandes colères. Ses tumultes m’ont beaucoup touchée. J’espérais que cette aventure l’aiderait à s’épanouir.

Est-ce que cela s’est en définitive avéré satisfaisant ?

C’est en découvrant dans les rushs la joie illuminant le visage de Bradley, lorsqu’il remercie Luc Dardenne face caméra, que j’ai eu la confirmation que cette aventure lui faisait du bien. Mais déjà, quand on s’est retrouvés à la gare, j’ai senti qu’il y avait chez lui une joie profonde, une attente aussi, parce que je lui avais fait une promesse. Quand on fait une promesse aux enfants, ils la gardent dans un coin de leur tête. D’ailleurs, je m’en voulais un peu parce que je ne suis revenue que trois mois plus tard et je craignais qu’il se soit désintéressé, que ça ait perdu de l’importance pour lui. Mais en le voyant, j’ai eu la sensation que son désir était resté intact…

Selon vous, cette expérience a-t-elle été fondatrice ? A-t-elle influencé son parcours ?

Bradley LebouilÇa flatte un peu l’ego du réalisateur de le penser, alors je n’irais pas jusque-là mais en tout cas, chaque fois qu’on se retrouvait, il était de plus en plus épanoui… Il a la chance d’être actuellement dans une famille d’accueil très bienveillante, où il se sent en confiance et où l’on s’occupe bien de lui, je crois. Mais sans doute ce film a-t-il dû participer à sa construction. Ce n’est quand même pas rien de faire partie d’une telle aventure à cet âge, cela transforme…

Il y a cette séquence très belle à la fin où on le voit enregistrer des sons dans le jardin. Comment est-elle arrivée dans le tournage ?

J’ai senti que Bradley est quelqu’un de très pudique, qui n’aime pas se livrer frontalement, il lui faut toujours un objet transitionnel pour qu’il accepte de s’exprimer. Au début, le lien, c’était Le Gamin au vélo mais une fois qu’on avait terminé de parler du film, il fallait d’autres objets de transition, et ça a été assez logiquement les outils de cinéma. Enregistrer des sons, prendre la caméra… Cela lui permettait à la fois de parler de lui mais aussi de s’exprimer artistiquement.
Je n’avais pas envie que Bradley soit simplement un sujet filmé, il fallait qu’on soit dans l’échange. Par exemple, il m’a demandé s’il pouvait prendre la caméra pour me filmer et me poser des questions, et il a tourné un entretien avec moi dans le jardin. J’étais assez mal à l’aise devant la caméra donc on ne l’a pas gardé, ça ne donnait rien d’intéressant. Mais c’était ce type de rapport ; filmeur / filmé, on inverse les rôles !

C’est un peu le principe de tout le film, ce rapport d’inversion…

Oui, c’était une manière d’abolir les frontières entre personnages et cinéastes ! Je voulais des statuts mobiles !
Ce qui m’est le plus cher au cinéma, c’est l’idée de liberté ; à la fois comme sujet de narration mais aussi dans le mode même de mise en scène. J’avais envie d’un tournage très libre, témoignant de rencontres, d’échanges spontanés !
Une caméra introduite dans le réel, ça peut vite enfermer, créer un barrage, créer du malaise et il fallait casser tout ça, il fallait oublier cette caméra et pour que cela se produise, il fallait qu’elle puisse passer de main en main, qu’elle se balade, que l’objet soit désacralisé !

C’est aussi traduire la possibilité pour les individus de ne pas rester coincé dans leur statut…

Oui, surtout que là, il s’agit d’un enfant ! Quel est le rapport du documentariste à un enfant ? Forcément, il peut avoir une position ascendante, eh bien non, moi, je ne voulais surtout pas de ça… Je craignais de le manipuler, de lui voler des choses et de me dire après : « Il ne l’a pas vraiment voulu, je me sens malhonnête. » Dans un documentaire, je trouve très compliqué de ne pas se sentir malhonnête. Quand on est face à des acteurs adultes, on peut les diriger, ils le veulent, c’est leur métier, ils sont payés pour le faire, alors que dans le documentaire, la personne filmée n’est pas payée, ce n’est pas son métier et on vient s’introduire dans sa vie… Il y a une responsabilité énorme. Alors il fallait qu’on soit tous les deux adulte et enfant ; comme Bradley est quelqu’un de très mûr, cela allait presque de soi. Et en même temps, il est très conscient de son statut lorsqu’il compare les enfants aux chats de compagnie et les adultes aux oiseaux. Je crois que je voulais le sortir de ça, qu’il puisse voler lui aussi!

Luc Dardenne se raconte aussi en tant qu’enfant, quand il parle du rapport à son père, on peut sentir l’enfant en lui…

Luc Dardenne dans Le Mur et l'eauEt c’est peut-être parce que Bradley a autant donné de lui-même que Luc Dardenne a pu livrer ces paroles sur son père. Denis Freyd (le producteur français de Luc Dardenne), qui a vu le film et qui m’a accompagnée au début, m’a dit : « Je pensais bien connaître les frères Dardenne mais en voyant votre film, j’ai appris quelque chose sur eux ! » Il faisait sans doute allusion à cette séquence. De mon côté, j’avais lu Au dos de nos images, le journal de Luc Dardenne, dans lequel il évoque parmi ses notes de tournages quelques souvenirs d’enfance, dont la figure écrasante de son père. Après cette lecture, j’avais très envie de l’emmener sur ce terrain-là, mais je ne savais pas s’il accepterait de se livrer intimement. Il a été très prodigue dans sa parole.

Est-ce que vous avez montré le film à Luc Dardenne et à Bradley ?

Luc Dardenne a vu le film, il a même vu l’étape de montage précédente et c’était très important pour moi qu’il puisse valider le montage, ou en tout cas qu’il ne se sente pas trahi en voyant le film fini. Je lui ai envoyé la version finale (avant la suite de la postproduction) mais par les nouvelles technologies cette fois ! Et quand il m’a répondu de façon très contemporaine, par mail, qu’il trouvait (pour reprendre ses mots), le film « très bien et très sensible », j’étais soulagée et heureuse, forcément. Bradley ne l’a pas encore vu et j’ai un peu peur de lui montrer, surtout qu’il a maintenant 13 ans, ce n’est plus un enfant ! J’irai sur place lui apporter le DVD. Je tiens à ce que cela ne soit pas envoyé par la poste, qu’on vienne avec deux autres amis de l’association et qu’on fasse le trajet, de sorte à encadrer le visionnage. Cela me permettra aussi de le rassurer parce que ça peut être violent de se voir à l’écran, surtout quand on est adolescent ; l’image de soi a tant d’importance à cette période de la vie !

Est-ce que vous avez gardé contact ? Savez-vous ce qu’il devient ?

Je sais par sa mère, qui est très fière de lui, qu’il a de très bons résultats à l’école et un très bon comportement. Il a une passion, le dessin, et il s’est déjà renseigné sur les études supérieures qu’il souhaite poursuivre. Du haut de ses 13 ans, c’est quand même pas mal !

Pour conclure, pourriez-vous expliquer le sens de votre titre Le Mur et l’eau ?

Bradley LebouilLes deux sont des objets transitionnels par lesquels la parole peut passer. Le mur contre lequel Bradley s’appuie, pivote, s’aide pour faire sortir les mots qu’il a du mal à prononcer. Et l’eau qui se trouve dans l’extrait du Gamin au vélo (condensant la projection) où le garçon, la tête penchée dans le lavabo, fait couler de l’eau et refuse de répondre aux questions de Samantha, la coiffeuse. Luc Dardenne me racontait que dès l’écriture avec son frère, l’eau représentait pour eux cette parole qui n’arrive pas à sortir. Le gamin fait couler de l’eau à la place des mots et c’est une manière d’attirer l’attention de Samantha, de provoquer le dialogue. Un film, c’est un peu comme cette eau ou ce mur… Un objet qui voyage… un objet sur lequel dialoguer, se rencontrer, échanger…

 
Le Mur et l’eau d’Alice Fargier, avec Bradley Lebouil, Luc Dardenne. Suisse, 2014.