Rencontre avec Stéphane Bex

 

Réfléchir l’horreur contemporaine (2/2)

Terreur du voir, l'expérience found footageL’éditeur Rouge Profond, dont la ligne éditoriale est une des plus passionnantes en termes d’œuvres de réflexions cinématographiques, nous propose deux nouveaux titres qui jettent une lumière intéressante sur des sous-genres méconnus du cinéma d’horreur : le torture porn et le found footage. Les auteurs des deux ouvrages (Pascal Françaix et Stéphane Bex) ont gentiment accepté de se prêter à l’exercice de l’interview pour nous éclairer sur leurs visions respectives de ces évolutions du cinéma contemporain.

Le Projet Blair Witch, sorti sur les écrans en 1999 marque les spectateurs et les producteurs du monde entier. Le film est terrifiant et très rentable. C’est ainsi qu’est popularisé le found footage dont le nom se réfère à un sous-genre qui préexistait pourtant avant le film de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez. Il s’agit désormais de films prétendant montrer des images filmées par les protagonistes eux-mêmes, relatant leur tragique destinée. Depuis, les copies et idées originales se sont succédé (Cloverfield, REC, Paranormal Activity, Grave Encounters ou plus récemment The Visit), créant et fortifiant un sous-genre envers qui la critique est souvent hostile. On craint toujours un film bon marché dont la promesse de « frayeurs » est censée rapporter facilement la mise. Mais force est de constater que le genre est en phase avec son époque, grâce notamment à un discours assez pertinent sur les nouvelles technologies. Stéphane Bex s’est penché sur le « cas » found footage et propose un opus de plus de 500 pages : une somme – en ce qui concerne le domaine francophone en tout cas. Et une lecture passionnante, intrigante et « challenging », comme disent les Anglo-Saxons.

Pourquoi vous êtes-vous penché sur le found footage ?

Je me suis intéressé au found footage pour deux raisons. La première est d’ordre pratique : le livre était conçu au départ comme la partie d’un ouvrage plus vaste consacré aux mutations du cinéma fantastique et d’horreur au tournant du siècle. Le projet était trop ambitieux et je l’ai resserré sur une forme et un genre que j’affectionne parce qu’il touche directement au voir et au regard. On a trop tendance en effet à ramener l’horreur à des contenus précis (suivant les genres qu’elle convoque) alors qu’il est plus question de vision particulière du monde. Or le found footage, ou « film retrouvé », représente la tentative la plus contemporaine de rendre compte de ces modes de voir permis par la technique et le cinéma.

Le found footage serait-il l’enfant illégitime du Dogme 95 ?

Cousin peut-être plus qu’enfant illégitime. Il y a dans tous les manifestes, comme celui du Dogme 95, une exigence de pureté qui éloigne les rapports illégitimes. C’est vrai que la tentation est grande de rapprocher les deux : par la date (1995 et 1999 pour Le Projet Blair Witch), le minimalisme sobre ou le tournage avec un équipement léger. Mais finalement, le found footage n’est pas plus proche du Dogme 95 que du Kino-Pravda de Vertov, du cinéma-vérité de Jean Rouch ou du concept de caméra-stylo d’Astruc. Une différence, mais de taille, est que le found footage met cette esthétique au service d’un genre particulier et qu’il ne s’interdit pas, contrairement au Dogme, l’utilisation des effets spéciaux et le travail sur la pellicule. Ceci dit, on peut considérer que le found footage, que ce soit avec son ancêtre Cannibal Holocaust ou sans doute encore plus avec Le Projet Blair Witch, représente également un manifeste esthétique : la caméra qui tourne le film doit être montrée et devenir personnage à part entière du film, le caméraman s’efface derrière les images qu’il tourne.

Comment avez-vous élaboré ce livre ?

Une des difficultés de l’ouvrage, dans sa rédaction, a été de ménager une approche thématique (les fantômes, les serial killers, la cryptozoologie) avec l’examen des sous-genres à l’intérieur de ce genre, notamment avec la parodie, et ce tout en ne perdant pas de vue la dimension esthétique que représente le found footage. Un autre parti pris a été celui d’être le plus exhaustif possible en examinant l’ensemble de la production qui se rattache au found footage, que ce soit des films les plus connus aux plus obscures sorties en VOD, ceci pour examiner au mieux le déploiement, la ramification du phénomène et ramener cette diversité sous de grands principes, des tendances qui ne soient pas qu’un parallèle thématique.

Est-ce que tout fait sens dans le found footage ?

Paranormal ActivityPour autant que le monde lui-même, dans son chaos et son incompréhensibilité fasse sens, oui. Je crois que le succès de la forme found footage est dû en partie à un moment de crise (économique, esthétique, médiatique) et qu’il en est le symptôme. D’une certaine manière, si l’on a épuisé les contenus autant que les solutions pour se sortir d’un problème, la seule chose qui reste à montrer qui ait encore un sens, c’est le fait que l’on continue à regarder, même s’il n’y a plus rien à voir et même si l’on n’y comprend plus rien. Le monde du found footage est volontiers absurde et drôle dans cette absurdité : le vieux truc des films d’horreur qui fait jeter sadiquement les personnages dans le piège qu’ils voulaient éviter est ici revendiqué pleinement comme une convention stupide mais avec laquelle il faut faire. Par exemple, pourquoi il ne lâche pas sa caméra pour pouvoir fuir plus vite ? C’est idiot mais c’est cette idiotie qui fait sens aussi ; ça montre bien que le filmeur et la caméra ne font plus qu’un, qu’ils ne peuvent être détachés l’un de l’autre. Je pense encore à une forme d’absurdité, assez burlesque, celle du couple formé par Katie et Micah dans le premier Paranormal Activity : ils habitent une maison bien trop grande pour eux, surtout en temps de crise, pour laquelle ils se sont vraisemblablement endettés et avec laquelle leur mode de vie ne correspond pas. Le found footage dénonce ici une absurdité qui est celle de l’existence, du décalage entre nos réels besoins et nos façons de vivre. Il n’est pas étonnant dès lors que les monstres viennent les rappeler à l’ordre.

En quoi ce sous-genre, encore plus que d’autres, se préoccupe-t-il du regard ?

Parce que la crise qui prend place à la fin du millénaire est aussi celle du voir et des images. Cela fait plus d’un siècle que des particuliers peuvent prendre une caméra et sortir dans la rue pour filmer ce qu’ils veulent. Ce n’est pas un hasard si Blair Witch sort en 1999. On sait maintenant que le monde existe pour être filmé, et aujourd’hui pour être vidéo-surveillé ; l’apocalypse du millénaire, ce n’est pas le courroux divin qui l’amène mais ce sont les images : parce qu’il y en a trop, parce qu’elles circulent librement et follement dans la sphère médiatique, déracinées et désancrées de leur sens, parce qu’elles ne reflètent plus aucune hiérarchie. Elles sont devenues autonomes et on ne sait plus comment se positionner face à elles, trouver la bonne distance : trop loin, on n’y voit rien, trop près, on se fait dévorer. La grande psychose que met en place le found footage, c’est celle d’un monde où on est face au réel, obscène et terrifiant, qui résulte de cette croyance qu’on peut tout filmer.

Beaucoup de found footages naissent par facilité économique (faibles coûts de production, retour maximum) qui lui vaut régulièrement le mépris de la critique. Comment une nouvelle forme de narration a-t-elle quand même vu le jour grâce à cet impératif ?

Il faut relativiser ce mépris critique à l’égard des toutes petites productions, même s’il est réel. La critique, souvent méfiante au début, entérine toujours plus ou moins le succès inattendu des œuvres comme Blair Witch ou Paranormal Activity, mais le fait plus sous l’angle du phénomène économique qu’esthétique. Je crois aussi que la critique ne pardonne pas au genre d’avoir usurpé son nom au found footage expérimental qui marque le cinéma d’art et d’essai, genre autrement plus noble. Mais c’est précisément ce qui est intéressant dans le found footage, le fait qu’il balance entre une visée commerciale et une forme de cinéma expérimental. C’est impur et on continue aujourd’hui dans la critique à se méfier de cette impureté. Quant au dispositif lui-même, engendrant des contraintes, je crois qu’il poursuit plus des formes de narration qui existent déjà dans la littérature – comme les histoires qui se fondent sur des manuscrits trouvés – qu’il n’en invente de nouvelles. Ce qu’il développe, ce serait plutôt des para-fictions ou des sur-fictions, c’est-à-dire une manière d’encadrer le propos filmique, de travailler dans la marge, de faire le making of du film au sein du film lui-même.

Il est beaucoup question de fantômes, d’effacement dans votre livre. Pourquoi ?

Parce que, depuis sa naissance, le cinéma est rempli de fantômes. Et que les caméras, comme technologie, sont les nouveaux instruments spirites de la modernité.

Quels exemples récents attestent pour vous de la vitalité du found footage ?

The Visit de M. Night Shyamalan prouve que le found footage peut continuer à exister et qu’il peut même devenir un exercice de remise en selle pour des cinéastes un peu délaissés – je pense à Renny Harlin avec Dyatlov Pass Incident ou Barry Levinson avec The Bay – ou adouber de jeunes réalisateurs qui débutent. On a dit que le genre s’était épuisé en une décennie mais Shyamalan est la preuve qu’on peut encore en faire quelque chose ; encore faut-il l’adapter : The Visit n’obéit pas à toutes les règles du genre, notamment la disparition du personnage.

Quel avenir voyez-vous pour le found footage ?

Lovely Molly, d'Eduardo SanchezJ’imagine que deux tendances vont partager le genre dans le futur ; d’un côté la voie technologique avec la mise en pratique de nouvelles façons de filmer (les « google glasses » de JeruZalem ; la capture d’écran dans les screen-movies comme The Den, Open Windows ou Unfriended), ce qui poursuit les travaux établis à partir des Go-Pro ou des caméras de surveillance. D’un autre côté, le genre va s’adoucir en se mélangeant à d’autres, en atténuant les contraintes qui sont les siennes : l’excellent Lovely Molly d’Eduardo Sanchez mélange par exemple les styles de filmage et les points de vue. Et comme la technique du found footage tend à investir plein de genres divers (drame familial, films de science-fiction, chroniques diverses), il lui reste encore d’autres genres à explorer comme le western, le film historique, ou pourquoi pas le film porno (même si le SX_Tape de Bernard Rose n’est pas vraiment probant) et se mélanger à d’autres médias encore comme le jeu vidéo.

Pourquoi celui qui filme doit quasi irrévocablement mourir ?

Il meurt mais seulement à l’humanité. En réalité, il se transpose et devient matière filmique. Il passe de l’autre côté de l’image comme Alice avec le miroir. C’est là l’horreur : s’apercevoir au moment où on filme le monde qu’on est aussi une partie de ce monde et qu’on est happé et dévoré par l’image. La caméra n’est plus un bouclier ; avoir un point de vue particulier sur le monde ne suffit plus à s’en protéger. On est continuellement exposé. Le found footage révèle finalement notre grande fragilité et le fait que nous soyons dépossédés par les images de nos existences. C’est une vieille thématique – le memento mori, souviens-toi que tu vas mourir – mais transposé médiatiquement : souviens-toi que tu vas mourir et qu’au final, il ne restera de toi plus que des images. Et puis c’est aussi une question d’équilibre à l’intérieur d’un univers où rien ne se perd et rien ne se crée. Pour que l’on trouve des films, il faut que l’on perde des corps.

N’est-ce pas une évolution de l’image en tant qu’objet même, l’idée que l’image filmique devienne en soi un personnage ?

Oui, tout à fait. C’est l’image qui prend le pas et se met à parler (ou qu’on fait parler). Jusque-là, les images étaient des réservoirs d’indices ; elles ne valaient pas par elles-mêmes mais par les signes qu’elles renfermaient ou les preuves qu’elles pouvaient fournir. Le found footage montre plus justement qu’elles sont des interfaces entre le regardeur et le monde et que ces trois éléments (image, regardeur, monde) ne peuvent être dissociés. Le fantôme n’apparaît pas en tant que tel par exemple dans un film found footage mais apparaît comme perturbation au sein de l’image, son glitch en quelque sorte ; et ce qui raye l’image est aussi ce qui menace de rayer symboliquement celui qui la regarde. Pour le résumer, le fantôme ou le monstrueux sont dans l’œil, dans la caméra et sur l’image. C’est ce glissement à travers la chaîne du voir que le found footage met en valeur de la même manière qu’il dessine un monde de nature baroque, profondément ouvert à l’incertitude et aux renversements : celui qui capture peut être aussi capturé ; voir, c’est aussi risquer d’être vu.