La France et la Suisse partagent une telle richesse culturelle qu’on se demande pourquoi l’une n’a jamais cherché en 800 ans à envahir l’autre. Ainsi de Jean-Jacques Rousseau, longtemps résident en France, et né à Genève. Ou d’un autre gros cerveau à prénom composé, Jean-Luc Godard, n’ayant eu de cesse de faire des allers-retours entre la Confédération et la République.
Grâce à cette ouverture binationale, entre autres, Jean-Luc ne s’est jamais abstenu de dire quelques trucs sensés, par exemple ceci, extrait du Petit Soldat :
« La photographie c’est la vérité, et le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde. »
Belle image de l’art que nous chérissons tant, sauf si l’on considère le progrès technique. Au temps du muet (ou des spectateurs sourds, ne pointons pas toujours les mêmes), la vérité demeurait subjective : c’était au caméraman, actionnant son outil par une manivelle, que revenait la noble tâche d’imprimer à la pellicule son rythme. Jusqu’à la fin des années 1920, le nombre d’images par seconde dépend du film, certains métrages atteignant 24 photogrammes quand d’autres se traînent à 15-16. C’est pourquoi certains films muets projetés de nos jours paraissent saccadés. Si la démarche de Nosferatu le vampire semble quelque peu hachée, ce n’est pas à cause d’une arthrose.
Le nombre d’images par seconde fut fixé une bonne fois pour toutes, on le croyait, avec l’arrivée du son. Les problèmes ont commencé lorsque nos bons vieux films quittèrent les salles obscures et se retrouvèrent dans nos salons. Les téléviseurs fonctionnant en cadence avec la fréquence du courant électrique, c’est une vérité à 25 images seconde (en fait 50 trames entrelacées, soit 50 Hz) qui fut proposée en Europe (le PAL) et à 29,97 (60 Hz) aux Etats-Unis et au Japon (le NTSC).
Pour rendre au mieux la vérité cinématographique sur le petit écran, il importait d’opérer des choix techniques, et de faire quelques sacrifices. On consentit le plus grand en Europe : image et son furent accélérés de 4 %, pour que les 24 images en deviennent 25. Si l’œil non averti ne le remarque pas tant, le procédé entraîne pour l’oreille une variation de tonalité, de l’ordre d’un demi-ton vers l’aigu. Si la voix de Tom Waits tire vers une tessiture soprano dans Coffee & Cigarettes lors de votre plateau-télé du dimanche soir, ce n’est pas à cause d’une angine. Autre conséquence funeste : le plaisir est écourté. Accéléré de 4 %, les somptueuses 3h30 de La Belle Histoire de Lelouch sont réduites à 3h15. La norme NTSC ne modifie que l’image : les photogrammes sont alternativement doublés et triplés. Au lieu d’avoir 24 images dans la même seconde, l’on obtient 12 fois deux trames et 12 fois trois trames, avec pour résultat une baisse de la fluidité.
Mais le monde est en train de changer. La pellicule, et son grain si particulier (depuis 1895), voit petit à petit son influence sur le cinéma diminuer au profit des caméras numériques haute définition qui permettent d’enregistrer à une cadence prédéterminée (24, 25, 30 ou beaucoup plus pour des effets de ralenti splendides). Au même moment, le « progressive scan » des nouveaux téléviseurs à écran plat, hérité des écrans informatiques, permet aux 24 images par seconde d’être enfin visibles dans tous les salons.
Nous aurions pu rester quittes, entre téléviseur et cinéma. Sauf que Peter Jackson nous sort un quitte ou double. En tournant Le Hobbit en 48 images par seconde (et en le projetant, dans les meilleures conditions, à la même vitesse), le cinéaste a choisi d’inaugurer une nouvelle ère. Où le flou inhérent aux mouvements de caméra ne sera plus qu’un lointain souvenir : le « high frame rate » permet (ou promet) une expérience immersive, car de plus en plus proche des capacités inégalées de notre vision réelle. La course à la vitesse ( !) n’est d’ailleurs pas fini : le 60 images par seconde est à nos portes (pour les prochains épisodes d’Avatar), tout en sachant que l’œil humain peut sentir la différence de fluidité jusqu’à près de 200 images par seconde… La vérité n’a qu’à bien se tenir.