Humeur du 10 mai

 

Des vieux sur la Croisette, festival de Cannes 2011

© Sébastien Dolidon


- Franchement, le Festival de Cannes… pour quoi faire ?

- Pour voir des films…

- Sans déconner ? Tu sais, des films, il y en a plein ici… Et je ne parle pas de streaming, ou de Bon à tirer, d’ailleurs le plus mauvais des frères Farrelly, puisqu’au fond ce n’est pas la question… La question, c’est que Cannes paraissait génial lorsque le cinéma était vigoureux, qu’il apportait des sensations inédites, des rapports nouveaux entre les mouvements, les paroles, les sons et les images, qu’il s’inventait comme un art total en devenir… Maintenant, on se croirait à Disneyland et tu vois très bien de quoi je parle : cette boursoufflure sentimentalo-prout-prout devant la vanité des poitrines exhibées, cette atmosphère hystérique ou hagarde, déconnectée, qui remarque même plus qu’il lui reste de la cocaïne sur le col du smoking. Tu vois, je suis sûr que même Morandini va faire un truc sur Cannes… Rien que de l’extérieur, ça respire la vulgarité et l’enfumage, la poudre aux yeux…

- Soit, c’est peut-être ce qu’on en retient, mais c’est secondaire… C’est toujours la question d’où poser le regard, de comment le poser, dans quelles dispositions… Si tu veux râler sur le côté « grand spectacle de nouveau riche » qu’un certain cinéma représente, certes, presque aussi bien que le paysage politique, grand bien t’en fasse… Voire, le cinéma n’est plus qu’un reflet du monde vide… Seulement, là, ce que tu critiques…

- Vomis !

- Ce que tu vomis, c’est une certaine vision médiatique de la chose, surtout télévisuelle… qui a davantage à voir avec les médias qu’avec le cinéma… Inversement, tu pourrais envisager ce grand carnaval comme une expérience de choix, où, au lieu d’en rester aux dégoulinures pailletées, tu pourrais éprouver ce que disent les films de maintenant… Pas seulement en Europe où à Hollywood, dont on est terriblement familier, mais partout, ailleurs, dans des lieux où c’est aujourd’hui que le cinéma s’invente, comme tu dis. En Iran, souvent, ou en Asie…

- Hum… Là-dessus, il faudrait développer…

- Mais c’est là que Cannes devient intéressant, tu vois, parce que j’ai cette impression, pour le dire un peu comme Marx, que l’actuelle démocratisation des moyens de production et de diffusion des films pourrait changer le visage du cinéma… Là, des paquets de gens ont une caméra, avec leur appareil photo ou leur téléphone… et n’importe qui peut mettre n’importe quel film en ligne… Ces possibilités me semblent trop proches du cinéma pour ne pas, tôt ou tard, le remettre en question… je ne sais pas comment, peut-être à travers davantage de spontanéité… Tu sais, c’est ce qui était si dynamique dans ce plan pixelisé de Film socialisme, tourné avec un vieux téléphone portable dans une boîte de nuit…

- Faudrait que tu arrêtes de citer Godard, hein, sinon d’accord avec le reste, tu peux arrêter de me traiter comme un philistin poujadiste… Mais je reste sceptique… Toi, tu dirais pessimiste, mais c’est à cause de ta nature naïve et frivole… Non, vraiment, j’ai plutôt l’impression que la grosse tendance, là, c’est la 3D, les effets spéciaux, ou spécieux pour qui aime les calembours… Encore que Piranha 3D reste très jouissif, mais enfin : je pense que le cinéma de masse continue d’être, en grande partie, le moyen de propagande qu’il a toujours été… Ce que les nazis, entre autres, avaient particulièrement bien capté : voir Leni Riefenstahl, ou comment Goebbels a tenté, en vain, d’embrigader Fritz Lang… Mais bon, inutile de convoquer les nazis, il suffit de voir Hollywood… Aujourd’hui, c’est seulement qu’on est arrivé à un autre stade : plus besoin de censure, les impératifs financiers se chargent désormais de tout… Après, tu peux toujours essayer de causer des films de Debord avec Carla Bruni, ça ne tient qu’à toi… D’ailleurs, je sais pas si tu as remarqué : sur les affiches du film, Woody Allen a zappé le nom du mari…

- Attends, laisse-moi reprendre ton analogie politique : ce que tu appelles « propagande » chercherait à imposer, disons, des régimes d’images préfabriqués, des systèmes de narrations univoques, autoritaires ou idéologiques… des trucs de people ou des métaphores de journaux télé : c’est-à-dire l’exact opposé du cinéma, la réaction du pouvoir contre une inventivité, une singularité dont Cannes est justement le lieu d’expression… ou de confrontation, si tu préfères… Le cinéma comme un sport de combat…

- Dans ce cas, les révolutions arabes sur Youtube, on pourrait prendre ça aussi comme du cinéma…

- Pourquoi pas ? Tu connais la formule de Vinci : la pintura è cosa mentale… Eh bien, le cinéma, c’est pareil… Même avec un verre de champagne à la main…
 

Mots-clés :