Vous n’avez encore rien vu, d’Alain Resnais

 

Vous n'avez encore rien vu, Alain ResnaisVous n’avez encore rien vu s’annonce, dès son titre, comme la promesse d’une réjouissance et nous suggère d’ouvrir grand les yeux. Voici un film qui nous propose de croire, avant même son générique, en la possibilité d’un regard régénéré, ce qui, par les temps qui courent, en dit long sur l’enthousiasme indéfectible d’un des plus juvéniles cinéastes français.

Comme dans tous ses films, il faudra se fondre dans un nouveau dispositif, en accepter les repères visuels et se laisser porter dans un espace-temps construit de toutes pièces. Dans un décor sublime signé par son fidèle chef-décorateur Jacques Saulnier, Resnais rassemble une large constellation de comédiens, fidèles, anciens collaborateurs ou nouveaux venus : Sabine Azéma, Pierre Arditi, Mathieu Amalric, Anne Consigny, Lambert Wilson, Michel Piccoli, Annie Duperey, mais aussi Hippolyte Girardot, Michel Vuillermoz ou Jean-Noël Brouté. Sur la base d’un scénario nourri des pièces Eurydice et Cher Antoine ou l’Amour raté de Jean Anouilh, ils incarnent en leur nom propre les comédiens qu’invite dans sa dernière demeure l’auteur dramatique, Antoine d’Anthac (Denis Podalydès). Celui qui les a dirigés sur scène autrefois vient de disparaître et, dans un geste posthume, leur demande de se rassembler autour d’une captation de sa version d’Eurydice proposée par une jeune troupe (celle de la Colombe, filmée par Bruno Podalydès). Eux seuls devront, dès lors, juger de la nécessaire pérennité de cette adaptation, par-delà la mort du dramaturge.

C’est avec une distance teintée d’une immense tendresse que l’auteur de Mon oncle d’Amérique installe son généreux casting face à un écran – “Oh, Piccoli !”, s’exclame, réjouie, Annie Duperey à l’entrée du monsieur dans le décor. Lors de la projection, devant le texte revisité, les uns et les autres se laissent gagner par le souvenir et son incontrôlable circulation. Leur mémoire réactivée fait jaillir les mots en partage et se dresser les corps. De l’écran au salon qui les rassemble, cet étonnant face-à-face estompe la distance qu’instaurait au préalable la curiosité de la situation. La bande originale de Mark Snow instaure un climat gracieux. Les nuances de jeu sont infinies, et le trouble gagne les visages. Quel émoi d’entendre ces voix s’entrelacer, ces regards se replonger les uns dans les autres ! Le spectacle est double, sur et hors l’écran : quel étrange et beau vertige !

Vous n'avez encore rien vu, Alain ResnaisVous n’avez encore rien vu s’éprouve le cœur battant, car de soubresaut en jaillissement, c’est aussi tout le cinéma d’Alain Resnais qui revient en mémoire. Ses terres hantées, comme ses échappatoires possibles, ses voies imaginaires, ses récits embranchés, ses chemins enchantés. Resnais semble nous y convier à nouveau par un élégant jeu de correspondances (L’Amour à mort et la terreur de l’abandon dans les face-à-face, yeux dans les yeux, d’Azéma et Arditi, notamment, est très présent), sans jamais perdre de vue l’enjeu qui l’occupe ici : déclarer, sous une forme nouvelle, sa flamme au théâtre et aux acteurs. Ses comédiens, tant honorés, si chéris, se livrent à sa direction avec une énergie absolue et un raffinement confondant. A travers eux, naît une bouleversante réflexion sur les liens qui unissent les êtres et la peur de ce qui les sépare – éternelle obsession de Resnais, qui confère depuis toujours à son œuvre sa puissance émotionnelle.

L’idée lancinante du temps et de sa cadence – matérialisés judicieusement par un pendule de Foucault, imperturbable, dans la captation – habite, une fois encore, le bel édifice sans l’ébranler pour autant. “Maintenant nous avons des souvenirs pour nous défendre”, nous est-il dit ici. La mélancolie chez Resnais jamais ne l’emporte sur l’élan de ses personnages. Le réalisateur-enchanteur de Smoking/No Smoking, On connaît la chanson ou Pas sur la bouche lutte par la fantaisie et la rigueur combinées : ses remparts ont non seulement fière allure, ils sont inoubliables et revigorants.

 
Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais, avec Sabine Azéma, Pierre Arditi, Mathieu Amalric, Anne Consigny, Lambert Wilson, Michel Piccoli, Annie Duperey, Hippolyte Girardot, Michel Vuillermoz, Jean-Noël Brouté, France, 2012. En compétition au 65e Festival de Cannes. Sortie le 26 septembre 2012.

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