Making of The Shining par Vivian Kubrick

 

Jack Nicholson dans ShiningPour faire court, disons qu’on pourrait distinguer au moins deux grands types de courants créatifs : d’un côté, perfectionnisme ; de l’autre, improvisation. Très clairement, Stanley Kubrick relève du premier. Pour lui comme pour Fritz Lang, l’obsession du détail, la maniaquerie démiurgique sont restés célèbres.

Ainsi, la petite histoire raconte que Kubrick aurait exigé de retourner l’immense scène de crucifixion collective de Spartacus après en avoir visionné les rushes, arguant qu’un lointain figurant ne serait pas resté totalement stable. Autrement dit, ce tenant de la maîtrise au millimètre n’hésitait pas à tordre une réalité brute pour en tirer une concaténation symbolique, une expression idéale. Inutile d’insister davantage : la composition de chacun de ses plans témoigne en elle-même de ce pointilleux classicisme.
Ajoutons à cela une discrétion légendaire, un goût du secret presque paranoïaque (dont le couple Kidman-Cruise aura nettement fait les frais, au long des dix-neuf mois de tournage d’Eyes Wide Shut), et l’on comprendra à quel point le terme de “control-freak” lui convient à merveille. Ainsi, l’exposition que lui consacre la Cinémathèque française du 23 mars au 31 juillet 2011, élaborée en association avec sa veuve et présentant nombre de ses documents de travail, constitue-t-elle une approche jusqu’ici inédite des coulisses de la créativité kubrickienne.

Inédite… ou presque ; car si ses proches semblent avoir seuls disposé du luxe d’observer de l’intérieur le génial barbu au travail, le making of The Shining (partie 1 et partie 2), tourné par sa fille Vivian, alors qu’elle n’avait pas 20 ans, représente déjà un témoignage assez passionnant sur ses méthodes. D’autant que la jeune femme, caméra au poing, ne filme pas mal du tout (elle a de qui tenir, me direz-vous), et que The Shining est très certainement l’une des réussites les plus jouissives du cinéaste. Isn’t it, Wendy ?!

On connaît l’histoire : Jack et Wendy Torrance (Jack Nicholson et Shelley Duvall), accompagnés de leur unique fils, Danny (le jeune Danny Lloyd, qui comme Nicholson, conserve son prénom dans le film), investissent l’Overlook, un palace isolé dans les montagnes du Colorado pour le garder pendant l’hiver. Là, Jack compte profiter de sa solitude pour se consacrer à l’écriture d’un roman. Seulement, all work and no play make Jack a dull boy… et la folie guette jusqu’à devenir franchement meurtrière.
Par bonheur, le casting minimal de ce titanesque huis clos permet au moyen-métrage de Vivian Kubrick de dévoiler, en une simple demi-heure, l’essentiel du travail de son père, et de ses rapports avec ses acteurs. On y observe ainsi Kubrick peaufiner à l’infini ses dialogues, réécrire les scènes jusqu’à finir par perdre ses acteurs dans de multiples versions du texte. Tout à fait délibérément, semble-t-il.
Pour sa part, Nicholson crève l’écran chez miss Kubrick autant que chez son père, privilégiant l’instinct et son apparente folie latente : jovialité cinglée qui lui suffit amplement à vampiriser à peu près tout ce qui l’entoure. Avec lui, Kubrick semble d’ailleurs travailler d’égal à égal, aussi borderline l’un que l’autre, chacun dans son genre.
En revanche, la pauvre Shelley Duvall s’en prend franchement plein la gueule. Kubrick la pousse à bout, la piège, s’agace, affichant à son égard une condescendance qui tire souvent vers la franche insulte. Pourtant, il faut reconnaître l’efficacité de la méthode : peur, crainte, hystérie transpirent à l’image. Ni dupe, ni rancunière, Shelley Duvall reconnaît d’ailleurs souffrir d’un tel traitement tout en y souscrivant pleinement, le justifiant même sans la moindre rancune pour les besoins du film. Certes manipulateur, Kubrick n’en apparaît donc pas si gratuitement sadique qu’on l’a souvent prétendu.

Mais derrière l’anecdote, c’est surtout l’habileté et l’intelligence de sa mise en scène, dynamique, concentrée, sûre d’elle, qui font tout le charme et l’intérêt de ce making of. Notamment à travers ses décors, et son jeu sur l’espace, les couleurs, entre couloirs sans fin et sombres coulées de sang. Silencieux, Kubrick y apparaît en prédateur d’images, en animal de proie. Si, dans sa langue, “to shoot” signifie à la fois le mouvement du chasseur et celui du cinéaste, le réalisateur de The Shining paraît aussi complètement l’un que l’autre.
Il suffit de l’observer, Kubrick, allongé, œil dans le viseur, répéter ce fameux plan de Nicholson en contre-plongée dans une chambre froide, pour considérer combien son art (sa beauté, sa singularité, appelons ça comme on veut) tient en sa vision d’une animalité incompressible au cœur même de l’être humain, quelque part entre Nietzsche et Thomas Hobbes, et qui le conduit à une esthétique cruelle, carnassière. Où l’homme reste et restera, implacablement, un loup pour l’homme. Une steadycam à la main… ou à grands coups de hache !

Voir la bande-annonce inédite :