“Quand j’étais enfant, j’ai découvert une route qui se terminait dans l’eau. On m’a appris ensuite que la rivière auprès de laquelle j’ai grandi a été créée en noyant plusieurs villes. Ça m’a énormément effrayé, j’ai compris que je m’étais baigné dans un cours d’eau où il y avait des ruines. Ça m’a tellement impressionné que je refusais de prendre des bains parce que l’eau venait de cette rivière.
(…)
Ayant grandi au Canada, j’avais une vision très romantique des Etats-Unis et particulièrement de Detroit, j’ai grandi pas loin, c’est là qu’est née la Motown, le modèle T, le rêve américain. Et quand je m’y suis rendu, j’ai été très surpris, c’est très différent de ce que j’avais imaginé. Sur plus de 60 km, vous avez des lotissements abandonnés, et parmi ceux-là, il y a des familles qui restent et s’accrochent à leur maison, pendant qu’autour d’eux tout est détruit ou brûlé… J’ai eu l’impression que le rêve américain avait tourné au cauchemar pour eux…
(…)
Ces endroits ont un côté très surréaliste, quand on voit comment vivent ces familles, on comprend pourquoi elles ont l’impression d’être les derniers humains sur terre. Il y a un côté Quatrième Dimension, conte de fée sombre. C’est dur de croire que ça existe vraiment. (…) Et je voulais raconter cette histoire à travers le point de vue de ces deux gosses qui ont une vision romantique et personnelle de pourquoi tout ça leur arrive, que c’est en fait une malédiction et donc il y a peut-être quelque chose qu’ils peuvent faire pour s’en débarrasser.
(…)
En me promenant, lors des repérages, j’ai trouvé que ces lotissements donnaient l’impression d’un énorme naufrage, comme s’ils étaient noyés. On aurait dit des images de l’épave du Titanic, et ça m’a rappelé cette ville enfouie sous l’eau de mon enfance. Et naturellement la ville où on a tourné et cette ville noyée sont devenues dans mon imaginaire une seule et même ville.”
Ces propos de Ryan Gosling, dont c’est ici la première réalisation, résument assez bien les deux grandes influences de ce projet : le réalisme social de la crise qui a dévasté la ville de Detroit et un imaginaire à la poésie baroque. La force du film est sa belle intention : parler d’une réalité sociale désespérante à travers la fantasmagorie. Sa grande faiblesse, le déséquilibre que cela engendre.
Souhaitant faire transparaître le réel dans son film (à l’image léchée et à la photo très soignée), Gosling intègre des séquences improvisées, tournées avec des habitants. Les scènes en elles-mêmes sont réussies et très émouvantes (notamment une séquence dans une station-service, à la fois drôle et inquiétante). Mais ce choix révèle malheureusement une certaine faiblesse d’écriture concernant les protagonistes du film. Dans ces scènes improvisées, les acteurs restituent à merveille le sens de l’étrange dans lequel baigne cette ville en perdition, la détresse de ses habitants. Une option de casting judicieuse qui donne en ricochet plus d’ampleur aux personnages de fiction. Pour autant, une fois que l’on passe à autre chose, cette dimension psychologique s’estompe pour finalement se perdre. Il y a certes un choix, de la part de Gosling, de faire un récit d’ambiance plutôt qu’un film basé sur l’intrigue, mais on reste malgré tout frustré de ne pas en savoir davantage sur des figures aussi fascinantes telles que Bully, incarné par Matt Smith, ou encore Dave à qui Ben Mendelsohn apporte une aura décadente et perfide, à la hauteur de son immense talent.
Lost River est ainsi écartelé entre ses deux ambitions et termine sa course entre les deux, dressant tout de même un beau portrait d’outsider en quête de sécurité. Une réussite due, essentiellement, au talent des acteurs, ainsi qu’au « regard » du réalisateur dont la force des images et l’onirisme des séquences participent amplement au charme lugubre de ce premier film touchant. Et ce en dépit de ses faiblesses.
Condensé d’influences encore à digérer (Del Toro + Malick + Nicholas Widn Refn + Les Goonies = Lost River), le film de Ryan Gosling fait partie de ces œuvres fragiles et atypiques qui se font de plus en plus rares. Un premier pas derrière la caméra déterminé et original qui mérite assurément d’être salué et soutenu.
Les propos de Ryan Gosling sont issus d’une séance de questions-réponses organisée pour la presse internet. Merci à The Jokers Films.
Lost River, de Ryan Gosling avec Iain De Caestecker, Christina Hendricks, Ben Mendelsohn, Saoirse Ronan, Eva Mendes… Etats-Unis, 2015. Sortie le 8 avril 2015.