Let it Be, de Michael Lindsay-Hogg

 

Affiche de Let it Be, de Michael Lindsay-Hogg

Let Let it Be be…

En architecture, la question du patrimoine se veut moins opaque que dans d’autres arts. Difficile en effet de cacher au grand public l’absence du palais des Tuileries de la liste des monuments historiques, ce vieux bâtiment étant excusé pour cause de destruction. En revanche, en matière de cinéma, des films en bonne santé peuvent demeurer éloignés des spectateurs lambda pour des raisons diverses. Il existerait par exemple, à Bois d’Arcy (forteresse où sont entreposées les bandes de la plupart des films français sortis et existants), une copie d’un Maigret interprété par Michel Simon, invisible ailleurs (cette remarque s’adresse aux remarquables dirigeants de la Cinémathèque, qui pourraient nous diffuser ce genre de raretés en grande pompe, plutôt que de communiquer sur des cycles Almodovar ou Kubrick, le genre de non-découverte par excellence).

Il existe aussi des métrages parfaitement connus mais que l’on se refuse à honorer par une distribution correcte en DVD. L’exemple du jour se nomme Let it Be, un film au potentiel commercial certain en cas de réédition, mais absent des catalogues depuis la bonne vieille VHS. Pour résumer cette œuvre, les Beatles avaient contractuellement l’obligation de réaliser un dernier film (après A Hard Day’s Night, Help ! et Magical Mystery Tour) et Paul McCartney eut l’idée du projet Get Back, des sessions en studio filmées, avec la velléité musicale de revenir au rock’n’roll de leur début.

Une genèse parfaitement légitime, sauf à considérer qu’en cette année 1969, les Beatles ne peuvent plus se saquer. Ils sortent des terribles sessions du White Album, où le principal défi n’était pas la course au chef-d’œuvre entre John et Paul, ni même la réalisation d’une suite potable à Sgt. Pepper, mais bien d’éviter de se retrouver à quatre dans la même salle d’enregistrement. Le volontaire Paul amène donc ses trois compagnons à un retour aux sources, même si le trio s’en fout comme de son premier buvard.

Le film qui en résulte est depuis bloqué, en termes d’édition DVD, par les deux derniers Beatles, Paul et Ringo. Tout ça parce qu’il exhume « de vieux problèmes ». Des problèmes que tout le monde connaît, largement rebattus par les multiples biographies existantes, et qui contribuent à la mythologie de « splendeur collective poussée à la décadence par quatre ego » du plus grand groupe de tous les temps.
Certes, le film démontre assez bien l’ambiance de merde qui règne dans les froids studios de Twickenham où les Fab Four se sont retirés. C’est un George qui veut montrer I Me Mine à Ringo en lui disant « je te la joue même si tu t’en fous », un John complètement à l’ouest, un Paul qui fait montre d’un dirigisme parfois insupportable. C’est aussi la présence totalement flippante de Yoko Ono, toujours dans les bons coups, se promenant dans le studio avec dédain, ectoplasme à la figure presciente de veuve noire. Ce sont beaucoup de moments où le son est pourri, où les musiciens sont peu inspirés, où tout le monde semble impatient de passer à autre chose. En bref, on décèle l’humanité derrière le génie.

Paul McCartney à la batterieMais Let it Be reste l’un des documents les plus instructifs sur le processus créatif des Beatles. On y voit ainsi un déchiffrage d’une chanson par McCartney, chantant les accords au reste du groupe. On y constate toujours l’humour communicatif régnant entre les membres, même s’il reste de façade. On y découvre la présence rassurante de Billy Preston, l’un de ces musiciens invités qui donnaient l’occasion aux Beatles de mieux se tenir.
Le film demeure également une profonde injustice. Si l’on s’en réfère aux documents sonores et aux témoignages (notamment les mémoires de l’ingénieur du son Geoff Emerick, En studio avec les Beatles), les quatre de Liverpool faisaient montre d’une grande créativité en studio, avec la figure du musicien parfait et perfectionniste, Paul McCartney (capable de montrer la partie de batterie à Ringo autant que d’expliquer son métier à George), à qui un John Lennon plus désinvolte répondait par de nouvelles compositions toujours surprenantes.

Hélas, le seul témoignage filmé date d’une époque où les Beatles ne sont plus un groupe, mais quatre mecs qui furent au sommet avant de devenir des individus. De la même manière, si leur niveau technique ne l’a pas toujours laissé paraître, les Fab Four d’avant leur signature chez EMI furent l’un des groupes live les plus intéressants d’Angleterre. On impute cet état de fait à l’expérience accumulée à Hambourg durant leurs années de vache maigre. Cependant, dès leurs premiers succès, leurs sets se résumèrent à des actes de présence, face à un public hystérique empêchant toute tentative de mixage correct. Let it Be ou Live at Shea Stadium ne rendent définitivement pas justice aux musiciens, et pourtant, l’on doit s’en contenter, faute de mieux…

Moins didactique que les émissions Anthology, Let it Be se veut un témoignage brut de décoffrage, avec des cuts brusques et des cadrages parfois sibyllins. Il permet de voir en assez bonne qualité un montage du tout dernier concert des Beatles, donné sur le toit du bâtiment d’Apple, baptisé “rooftop concert”. En guise de boucle qui se boucle, Lennon remercie le public « en espérant avoir réussi l’audition ». Clap de fin. Les Beatles décident de ranger au placard toutes les sessions de Let it Be, et se fendent d’un dernier opus : Abbey Road. Let it Be, film et album, sont finalement sortis l’année suivante, en guise de point d’orgue boiteux d’une carrière étincelante.

Si l’album est communément admis dans la discographie officielle du groupe, le film est visible grâce à Internet, mais sans la précieuse bénédiction de ses membres vivants. Ont-ils honte de leur passé ? Let it Be, aussi sulfureux que Bagatelles pour un massacre ? Allez, soyons raisonnables, même la Cinémathèque pourrait le projeter…

Let it Be, de Michael Lindsay-Hogg. Angleterre, 1970. Avec plein de Beatles et d’autres gens dedans.