La Forêt interdite, de Nicholas Ray

 

La Forêt interdite, film écolo et maudit de Nicholas Ray, sort pour la première fois en DVD ce 7 juin chez Wild Side Vidéo, augmenté d’un livre remarquablement précis du cinéphile Patrick Brion. Fais gaffe, t’as un crotale sur l’épaule !

Scène de beuverie dans La Forêt interdite, de Nicholas RayDéjà, le titre original de La Forêt interdite, “Wind Across the Everglades”, paraît nettement plus évocateur que sa traduction française, conférant au film des airs de western dans les marais de Floride qui lui vont très bien. Et puis, cette mention du vent apporte une touche de romantisme noir qui traduit autant le propos que le tournage du film. Infernaux l’un comme l’autre, quoique de différentes manières.

Ecologiquement visionnaire, l’histoire est celle d’un face-à-face, entre un jeune ornithologue têtu (Christopher Plummer) et une bande de pirates des marais emmenée par Cottonmouth, délirant ogre à barbe rousse (Burl Ives). Le scénario est signé Budd Schulberg, romancier en vogue, notamment pour son travail scénaristique avec Elia Kazan pour Sur les quais et Un homme dans la foule. Schulberg produit également le film. Il recrute Nicholas Ray, auréolé du succès de La Fureur de vivre, à la réalisation, et une équipe de freaks fous furieux pour interpréter ses contrebandiers (un ancien boxeur, un clown, un jockey hystérique, ainsi qu’un Peter Falk abondamment barbu pour sa première apparition au cinéma). Bref, le film semble prometteur. La Warner est dans le coup. On est en 1957.

Pourtant, les choses se passent rarement comme prévues. Dès le début du tournage, Nicholas Ray est écartelé entre son indiscutable alcoolisme, une harpie qui lui tient lieu de compagne et leurs disputes franchement houleuses. Immédiatement, il se met à peu près tout le monde à dos. Schulberg se voit contraint de récrire son scénario (déjà trop dense à l’origine), au fur et à mesure que le chaos s’installe sur le tournage. Jack Warner s’inquiète. Les comédiens, agacés, font comme bon leur semble. Du coup, ça picole derechef… Pour couronner l’ensemble, l’hiver 1957 est glacial dans les marais de Floride. Alors, quand la compagne de Ray finit par tenter de l’assassiner avec sa voiture, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le marécage : Ray est congédié sans préavis. Schulberg terminera le film comme il peut, dans l’anarchie la plus complète. Autant dire qu’à Hollywood, on ne donne pas cher de ces titubants lambeaux de pellicules, dont le montage se profile comme un authentique supplice chinois.

Genèse d’un ratage ? Eh bien, étonnamment, non : le film en devient lui-même une jungle poisseuse, son rythme à contretemps, à la fois rapide et répétitif, serpentant sur le cadavre du scénario de Schulberg. Parfois, les cadres flottants de Ray évoquent certes une bougeotte pré-delirium tremens, mais correspondent finalement tout à fait à la fébrilité rageuse du naturaliste incarné par Plummer. D’ailleurs, le duel final entre son personnage et le braconnier Cottonmouth se joue lors d’une beuverie épique, ultime scène d’anthologie tournée par Nicholas Ray avant son éviction du tournage. L’éthylisme y suinte de tous côtés. Le chaos du plateau est palpable, l’attitude des acteurs complètement libre et relâchée : séquence en équilibre précaire qui métamorphose le blockbuster annoncé en film d’auteur improvisé, dont Truffaut dira à sa sortie qu’il s’agit d’un « grand film malade ». Où lâcher-prise et absence de maîtrise donnent au film son plus grand charme.

Affiche de La Forêt interdite, de Nicholas RayEnfin, sans dévoiler les ressorts de l’intrigue, force est de constater le caractère largement prophétique de cette Forêt interdite, où la société de consommation naissante vampirise sans scrupule la nature vierge, les pirates des marais travaillant main dans la main avec les industriels, réduisant l’un comme l’autre le vivant à un simple produit. Et l’on se dit que les plus flippants ne sont pas nécessairement les plus rustres. Un des braconniers résume ainsi : “Cottonmouth prêche la morale de la liberté individuelle jusqu’à son terme logique.” Autrement dit, manger ou être mangé, détruire ou être détruit, sur un horizon de grands oiseaux abattus à la chaîne. Encore que le film laisse entendre qu’on ne perd rien pour attendre : la nature se venge, rétablit l’équilibre. Sa destruction par l’homme, au fond, ressemble avant tout à un suicide. Autant dire que le désarroi de La Forêt interdite n’a pas pris une ride. Et qu’il faudra bien plus qu’un présentateur d’Ushuaïa pour en mesurer le gouffre…

La Forêt interdite (Wind Across the Everglades) de Nicholas Ray, avec Christopher Plummer, Burl Ives, Peter Falk. Etats-Unis, 1958.